27 octobre 2021

L’argent du déshonneur

Volume unique par Hiroshi Hirata, édité en VF par Akata en novembre 2014.
Sens de lecture japonais, 166x230mm, 23,50€.

Même si cette chronique n’est mise en ligne que fin janvier, j’ai commencé l’année 2015 avec une lecture plutôt forte et dense, signant le retour de Hiroshi Hirata dans nos librairies. Après nous avoir fait découvrir le travail de ce gekiga-ka durant leur collaboration avec Delcourt avec la sortie de 9 de ses œuvres, les éditions Akata nous permettent de retrouver le travail de ce spécialiste du bushidô, la voie du guerrier du Japon féodal, avec cette fois-ci un recueil de sept nouvelles, L’argent du déshonneur.

L'argent du déshonneurCes histoires se passent majoritairement durant le XVIIè siècle. Sur les champs de bataille, où font régulièrement rage de sanglants combats entre clans, une pratique se met en place. Alors qu’il est face à la mort, un samouraï peut être tenté de vouloir sauver sa vie moyennant finance. Il propose alors à son adversaire prêt à lui porter le coup fatal de lui signer de sa main ensanglantée une reconnaissance de dette, donnant tout simplement un prix à sa vie épargnée. La dette peut alors être payée dans les jours, les mois, les années qui viennent, quand le porteur de la créance revient voir le tireur, qui peut alors payer en monnaie sonnante et trébuchante ou avec sa tête…

S’il y a clairement une notion, ou plutôt une valeur, portée aux nues dans le bushidô qui nous rend les histoires de samouraïs si étranges et fascinantes, c’est cette question d’honneur, rendant la vie de ces guerriers si intense du fait qu’elle peut s’arrêter pour une simple parole malheureuse, une décision trop émotive ou simplement en réparation extrême des actes d’un autre membre du même clan. Il semble suffire d’un rien pour qu’un combattant se voit pousser à s’agenouiller et s’ouvrir le ventre pour laver l’honneur de ses proches de son propre sang.
Pas toujours facile à intégrer ou comprendre pour un occidental, catastrophé ou impressionné face à un tel extrémisme galvanisé et théâtralisé dans nombre de films ou de livres. Tout semble prendre un tour toujours plus intense et profond dans le moindre des actes de ces guerriers dont la vie paraît régie par un code inviolable, gravé dans le marbre…

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Mais avec Hiroshi Hirata, on a toujours l’occasion de voir plus loin que ce simple vernis très reluisant du valeureux guerrier prêt à offrir sa vie sans ciller. Il introduit ici dans ces sept nouvelles une valeur qui elle nous est particulièrement familière : l’argent. Et là, le fier sabreur a l’occasion de montrer une autre facette, nettement plus familière elle aussi : la peur. Peur de la mort qui peut parfois gagner face à la peur du déshonneur, même chez les bushi les plus remarquables. Rompant alors ici un engagement certes extrême mais qui est la base même du bushidô : aller jusqu’au bout, sans émotion, sans plainte, sans regard en arrière. Si l’argent commence à prendre une part dans cet engagement, tout s’effondre et le business prend le pas sur l’honneur. Le bushi est après tout un humain avec ses faiblesses, ses peurs, ses décisions à assumer.
Mais tout n’est encore pas si simple et si c’est parfois uniquement la peur de la mort qui pousse le guerrier à se fourvoyer, il peut aussi y avoir d’autres raisons qui le déterminent à être prêt à assumer le déshonneur plutôt qu’une mort au combat. Ainsi les diverses histoires auxquelles le collecteur de dettes doit faire face proposent autant de versions que d’individus, offrant une galerie de personnages forts et complexes, bien plus que ne le laisse supposer leur masque impassible qu’ils se doivent de porter en toute circonstance.
Si le recouvreur de dettes professionnel pourrait n’apparaître au départ que comme un homme de main peu scrupuleux qui tabasse pour récupérer de l’argent pour le compte de son patron, il s’avère lui aussi plus complexe. Intègre, observateur, sabreur émérite, il se doit d’être fin stratège et bon psychologue pour savoir comment mener ses enquêtes, même s’il doit alors souvent se salir les mains. Ce n’est après tout au départ pas lui qui a signé une reconnaissance de dettes, il n’est que le messager qui s’occupe du sale boulot…

Le trait de Hirata reste fidèle à lui-même : maîtrisé, esthétique tout en ayant un rendu énergique, nerveux, rugueux. Les scènes de combat sont virtuoses, on entend les lames des sabres siffler, sans pour autant se la jouer pur esthétisme juste là pour faire beau : on est dans le brut, le sanglant, l’objectif reste de tuer.
Par contre, chaque récit demande une bonne attention de lecture, surtout le premier : on découvre une pratique, des termes plus ou moins techniques, et les personnages ayant tous la même coiffure et le même masque voulu comme inexpressif, il n’est pas évident au départ de suivre qui fait quoi. Heureusement qu’on peut se fier aux motifs des kimonos ! La lecture devient plus simple par la suite, une fois compris le processus de recouvrement et les diverses embrouilles qui sont cachées derrière.

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La préface surprend quelque peu, s’attachant à mettre en parallèle les créances de sang de l’époque et notre système financier actuel. J’avoue ne pas vraiment voir un lien évident, n’étant après tout pas familière avec les produits financiers foireux qui ont créé la situation de notre époque. L’argent du déshonneur me semble surtout pointer le risque qu’il y a à voir l’argent comme un but en soi et pas simplement un moyen, pouvant alors salir mêmes les plus nobles aspirations dès lors qu’on se laisse prendre au jeu de la dette qu’on ne peut honorer.
J’ai également quelque peu tiquée sur le côté sexiste de cette préface (“Mais si la femme est connue pour sa nature changeante et son sixième sens…”) et j’ai alors fait une petite recherche sur Pierre Jovanovic, qui l’a écrite. Adepte des théories catastrophistes, annonçant autant le soulèvement populaire (Jour de colère), la chute des financiers que l’Apocalypse, mêlant économie… et thèses bibliques sur les archanges (La chute du Vatican et de Wall Street selon Saint Jean est le titre d’un de ses livres)… Son compte twitter relaie d’ailleurs des comptes “sympathiques” entre Fdesouche, Eric Zemmour, Riposte laïque, Bloc identitaire et autres obsédés souverainistes anti-Islam (oui, les bas-fonds de twitter ne sont forcément pas très reluisants, j’ai appris à me méfier depuis plusieurs mois).
Libre évidemment à l’éditeur de laisser la parole à qui il souhaite dans ses ouvrages mais ce n’est pour ma part pas le genre de personne dont j’ai envie de lire la prose, de manière générale.

Je terminerai avec une remarque sur quelques fautes de frappes ici et là (dont une dans le verso “gegika” au lieu de “gekiga”), un peu dommage pour un ouvrage à 23,50€ le volume. Mais celui-ci reste un bel objet, bien imprimé, beau papier, tout de même.

Bref, L’argent du déshonneur est intéressant, prenant, complexe, dense et nuancé. Du Hiroshi Hirata au meilleur de sa forme.
Reste la préface qui me gêne quelque peu aux entournures…

Une réflexion sur « L’argent du déshonneur »

  1. Merci pour cet article, ce boukin est sur ma (très longue) liste de boukins à lire absolument …pffff on a pas assez d’une vie !

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