20 août 2022

Punk Rock Jesus

Volume unique par Sean Murphy, édité en VF par Urban Comics, 185x282mm, 232 pages, 19,00€.

Après avoir publié divers volumes où Sean Murphy officiait comme dessinateur, Urban comics a la bonne idée, fin septembre 2013, de sortir deux œuvres nous permettant de découvrir également ses talents de scénariste : Off Road, son tout premier travail, et Punk Rock Jesus, sorti aux USA en 2012. Un projet sur lequel il travaillait déjà en 2003, préférant finalement commencer par une histoire plus simple – Off Road – sur les conseils d’un ami, tant le sujet s’annonçait riche et complexe. Gageons que ces presque dix ans de maturation n’ont pas été inutiles pour apporter la profondeur et la puissance de ces six chapitres.

prj01Une des dernières trouvailles particulièrement rentables de la télévision de cette dernière décennie est sans aucune doute la télé réalité, parfait modèle de divertissement voyeuriste et abrutissant pour public en mal d’images fortes et d’émotions scénarisées. Avec Punk Rock Jesus, Sean Murphy propose la trash TV ultime : en décembre 2019 naît devant les yeux du monde le clone de Jésus Christ, surnommé Chris, né de l’ADN prélevé sur le prétendu Saint Suaire. L’émission J2 est née, sous la direction implacable de Rick Slate, et va cannibaliser le cerveau de 3 milliards de téléspectateurs pendant des années, engrangeant des millions de bénéfices au gré de l’indignation des uns et de la fascination des autres.
Au cœur de ce show surréaliste, on retrouve évidemment une vierge, Gwen, jeune fille de 18 ans totalement inconsciente de ce qu’elle va devoir affronter, un médecin, le Dr Sarah Epstein, éminente spécialiste de la génétique et ardente defenseure de l’environnement, et un protecteur, Thomas McKael, ex-membre très actif de l’IRA repenti mais toujours aussi efficace avec une arme dans les mains. Face aux yeux du monde, ce trio va devoir assumer la responsabilité de la vie de Chris, clone modifié génétiquement pour ressembler à un Messie sorti d’une Bible américaine pour enfants : peau claire et yeux bleus. La cible du programme n’a pas pour réputation d’être très ouverte d’esprit…

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Avec Punk Rock Jesus, Sean Murphy frappe un grand coup à tous les niveaux. Ses traits sont des modèles de précision, de détails, d’énergie, de classe et de maîtrise. Les dessins sympa mais classiques d’Off Road prennent ici toute leur envergure, dévoilent tout leur potentiel de création et de puissance. La narration est inventive, jouant sur la mise en scène, les cadrages, rendant l’ensemble particulièrement prenant et intense, permettant à chaque personnage d’exprimer son caractère : la fragilité et les doutes de Gwen, la force et la pugnacité du Dr Epstein, la puissance et la loyauté de Thomas, la timidité puis la rage du jeune Chris.
Car la galerie de personnages proposée par Sean Murphy marque par sa diversité, son humanité, sa complexité. Gwen n’est qu’une gamine quand elle se retrouve embarquée dans un programme hautement cynique et méprisant, profitant de la fascination malsaine d’un public de plus en plus blasé, demandeur d’émotions toujours plus fortes, prêt à s’amouracher de la première starlette préfabriquée venue pour l’oublier deux mois plus tard. Un public qui n’attend qu’un prétexte pour pouvoir s’indigner ou se laisser griser par un simple divertissement, préférant se plonger dans un programme moralement douteux mais qui n’aura aucune conséquence pour lui plutôt que d’affronter une réalité a priori de plus en plus glauque et vide de sens. Préférant la manipulation médiatique sans risque pour son nombril, quitte à oublier au passage que ceux qui les divertissent chaque jour doivent eux endosser la responsabilité de leurs actes filmés, selon la pression de l’opinion publique qui dirige leur quotidien.
Surtout avec un infâme Rick Slate aux commandes, odieux personnage prêt à tout pour les chiffres d’audience, n’ayant absolument aucun scrupule pour garder le contrôle complet sur des vies qui selon lui lui appartiennent totalement. Il est ainsi le Dieu qui a donné naissance au retour du Christ dans la nation bénie des cieux, la belle Amérique des fondamentalistes, du Tea Party et autres créationnistes qui voient dans la Bible la justification de leur haine des autres.

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Si la religion est évidemment un personnage à part entière de cette histoire, Sean Murphy – passé du statut de profond croyant à celui d’athée durant la création de ces chapitres – évite de se la jouer manichéen, proposant plusieurs points de vue, plusieurs degrés de foi. Bien sûr, il y a les extrémistes, comme la NAC (la Nouvelle Amérique Chrétienne), dont la vocation principale est d’imposer ses dogmes aveugles et sa relecture de l’Histoire et de la réalité aux autres, par la force si nécessaire. Inutile de dire que ceux-là ne voient au départ pas le projet J2 du meilleur œil même si leurs convictions à ce sujet sont aussi minces que la culture générale d’une Sarah Palin : il suffit d’un rien pour que l’ennemi d’hier devienne l’idole du lendemain, du moment que ça permet de ne rien remettre en question et de garder le droit de taper sur le voisin.
Mais le croyant, ce n’est pas que l’extrémiste. Ainsi, Thomas McKael est croyant. Irlandais, il a vu ses parents tués sous ses yeux avant d’être emmené par son oncle, membre de l’IRA, qui l’entraîne pendant des années à devenir une véritable machine à tuer. De par son parcours, ses expériences, il ne pouvait y avoir meilleur soutien que lui pour le jeune Chris, tant leurs vies connaissent les mêmes bouleversements.
Tous deux ont connu un enfermement idéologique dès leur plus jeune âge : Thomas devient un soldat de l’IRA, persuadé d’agir pour la meilleure des causes même si cela prend des vies, Chris grandit en tant que futur Messie, ne pouvant lire que la Bible, n’apprenant l’Histoire qu’au travers de réécritures anti-science et pro-miracles. Tous deux sont des idéalistes aveugles dont le passage à l’âge adulte va s’accompagner d’une rencontre des plus brutales avec une réalité nettement moins simpliste et manichéenne qu’on leur avait dit. Remettant alors en question tout ce à quoi ils pouvaient croire, tout ce qui faisait leur vie, la base même de ce qu’ils sont, remettant en cause le sens de leur existence.

Mais si Thomas est assez fort et solide pour en assumer les conséquences, Chris, écrasé par le poids d’une responsabilité bien trop lourde pour qui que ce soit, n’a que la rage et la hargne de ses 15 ans pour se battre contre tout ce qu’il est censé représenter, devant assumer le paradoxe d’être le symbole du Bien et du Bon, censé propager l’amour et le partage, tout en servant les intérêts de croyants extrémistes utilisant la religion comme pouvoir politique pour justifier leur haine, leur rejet et leur obscurantisme. Tout comme Thomas qui pensait se battre avec l’IRA pour la liberté de son pays, et découvre n’être finalement qu’un assassin comme tant d’autres.
Mais là où l’idéalisme de Thomas s’est brisé face à la réalité, c’est cette même réalité, cruelle et impitoyable, qui fait passer Chris de l’adolescent timide, docile et indécis à un idéaliste sauvage, n’acceptant aucune limite, aucun conseil, n’écoutant personne pour pouvoir peut-être enfin donner un but à son existence qui sinon ne restera qu’une mascarade médiatique.

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Quand Chris parvient enfin à prendre sa vie en main, en se délivrant de l’emprise de J2, il devient d’autant plus le symbole d’une nouvelle ère en devenir, d’une jeunesse à qui on ne laisse aucune chance, pourtant désireuse de trouver sa place dans un monde dominé encore et toujours par le pouvoir de l’argent, de la consommation. Dans une société cynique et irresponsable incapable de voir la réalité en face, celle d’un monde sans espoir qui s’écroule tandis que le peuple reste scotché à un écran de TV. Histoire sans doute d’éviter d’avoir à affronter les conséquences de son mode de vie indécent et toujours plus dangereux : destruction de l’environnement, dérèglement climatique, extinction des espèces, appauvrissement des plus faibles, famines et guerres à gogo. Une société de pure consommation qui perd son âme au fil des pub et des buzz médiatiques, mirage d’une existence lisse et idéalisée.

Ainsi, Sean Murphy aborde énormément de sujets d’actualité complexes dans ces 230 pages extrêmement riches en idées, en émotion, en action, en bouleversements, tandis qu’on voit Chris grandir et finir peut-être par devenir ce qu’il avait toujours refusé : un leader adoré par les foules en rébellion avec le pouvoir de son époque…
Mais Punk Rock Jesus, c’est surtout l’histoire de Thomas McKael, colosse surpuissant taillé depuis son enfance pour le combat, qui a besoin d’une cause pour laquelle se battre et qui trouve en Chris une nouvelle raison d’exister après avoir tout perdu. Un personnage passionnant, ombrageux au départ mais qui petit à petit dévoile ses failles, ses fragilités, et sa vraie force, celle d’un amour loyal prêt à soulever des montagnes.

La fin m’a paru par contre un peu abrupte (même si jouissive, il faut le reconnaître)… à moins peut-être que, comme la foi n’existe que parce que son sujet ne peut être prouvé, certaines réponses ne doivent pas être forcément données. Intense, puissant, prenant, jouissif, poussant à la réflexion – sur le pouvoir de la religion, des médias, la rédemption, la légitimation de la violence – tout en fascinant les mirettes… Que demander de plus ?

Images issues de la page DeviantArt de Sean Murphy

2 réflexions sur « Punk Rock Jesus »

  1. Depuis le temps que j’attends ta chronique sur Punk Rock Jesus 🙂

    Très bon album, malgré quelques facilités tout de même.

    Je pense qu’avec 1 ou 2 chapitres supplémentaires, le récit aurait gagné en profondeur et en nuance. Mais ça reste graphiquement très très fort et l’encrage en N&B renforce la puissance du récit pas très très joyeux.

  2. Moi, aussi, je l’attendais, cette chronique. Et voilà que tu m’as fait acheter le comics alors qu’un premier rapide feuilletage me faisait hésiter… alala 🙂

    Je suis d’accord avec Key, il y a quelques faiblesses dans l’histoire et quelques personnages un peu trop manichéens, mais ça reste quand même une belle réussite. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ça, je pensais que ça serait plus centré sur l’Irlande, le Punk et l’IRA. Mais nulle déception, bien au contraire.

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