Volume unique par Alison Bechdel, édité en VF par Denoël Graphic, 150x230mm, 240 pages, 20,00€. Sorti en octobre 2006. Nouvelle édition avec nouvelle couverture en octobre 2013, 24,00€.
Avant de me lancer dans la lecture de C’est toi ma maman ? (que je n’ai toujours pas commencé, c’est un sacré pavé qui va me demander du temps), je me suis replongée dans Fun Home, le précédent titre d’Alison Bechdel, paru en 2006. Sur près de 240 pages et au travers de 7 chapitres, elle nous offre une description presque psychanalytique de sa famille a priori tout ce qu’il y a de plus classique. Et plus spécifiquement de son père Bruce et de sa relation avec lui.
Bruce et Helen Bechdel, vivant à Beech Creek, ont trois enfants : Alison, Christian, John. Bruce a deux métiers : professeur d’anglais au collège local, tout en dirigeant les pompes funèbres familiales. Il est passionné par la décoration, la littérature et les fleurs. Et accessoirement, il a passé sa vie à refouler son homosexualité, ayant quelques aventures avec des hommes souvent jeunes, tout en refusant totalement de l’assumer.
Ses passions sont son exutoire, le poussant à une quête de la perfection totalement pathologique et difficilement supportable par son entourage. Ses mains transforment les vieux meubles oubliés dans des greniers en pièces dignes d’un musée, son jardin fourmille de milles plantes dénichées un peu partout et sa bibliothèque est remplie de ses auteurs préférées, Henry James, Proust, James Joyce, Camus, etc. Son quotidien, son existence toute entière ne sont voués qu’à sauver les apparences en les rendant les plus éblouissantes possibles pour cacher qui il est, sa profonde haine de lui-même, ses désirs secrets et l’absolu foirage de son couple qui semble tout droit sorti des livres qu’il affectionne… pour le côté tragique du moins.
Alison est le premier témoin de tout ça, de par sa forte relation avec son père. Au fil des pages, elle explique, raconte, explore, cherche à comprendre qui elle est au travers de la figure de cet homme pour qui l’amour était impossible, incapable de s’épanouir dans un monde trop limité pour lui. Au fil des chapitres s’attardant sur chaque facette de ce père présent sans vraiment l’être, elle montre comme elle s’est construit en creux de lui : lui homosexuel planqué dans une relation maritale avec enfants, elle lesbienne outée à la fin de son adolescence. Lui qui veut exprimer sa part de féminité au travers de sa fille, elle qui ne trouve pas son père assez viril et tente plus ou moins de l’être plus que lui, en se masculinisant. Chacun est une réponse à l’autre, jeu de miroirs grossissant et déformant qui leur permet de tisser entre eux un lien fort même si leur relation restera toujours incomplète, pleine d’incompréhensions, de rencontres impossibles, de dialogues à moitié terminés.
Fun Home n’est pas une lecture facile. Terriblement dense et développé, il regorge de citations littéraires, la communication entre le père et la fille s’étant principalement élaborée autour de cette amour des mots, des livres, des sous-entendus, des lectures entre les lignes d’œuvres classiques qui ne font pas forcément partie du bagage culturel de tout le monde (pas du mien, en tout cas).
Pour autant, on peut se laisser emporter, happer par la force des mots, des sentiments qui n’osent pas se dire vraiment, surtout par un père qui ne parvient même pas à assumer sa propre vie. Son amour pour ses enfants ne fait guère de doutes mais ne s’exprime ni par les contacts physiques, rares et parfois totalement décalés comme le raconte Alison, ni par la dialogue, chacun se tournant autour tout en vivant dans son petit monde en solitaire, créant son propre univers où il trouve sa place.
Pour autant, au delà des non-dits, des choses qui ne doivent pas se dire, des quelques déclarations fracassantes qui bouleversent tout en révélant les tourments paternels, on ressent en filigrane beaucoup d’amour et de tendresse pour ce père qui ne savait simplement pas comment exister au delà des convenances et des attentes, emprisonné dans une vie qu’il rêvait romanesque et qui s’est terminée très tôt. Car Alison perd son père pendant ses années de fac, sans savoir précisément s’il s’agit d’un banal accident ou d’un suicide habilement planifié. Cette perte le rend d’autant plus fort dans son esprit, peut-être enfin au delà des convenances et des apparences.
Le trait est plutôt précis, agréable à l’œil, très expressif avec des jeux de regards, tour à tour surpris, lassés et blasés. Le propos n’est en fait pas lourd, comme le laisse sous-entendre le sous-titre Une tragicomédie familiale. Car au delà de l’enfance un peu gothique à la famille Adams, des obsessions paternelles sur la déco ou les fleurs, de la résilience maternelle face aux frasques planqués, aux petits copains un peu trop jeunes de son mari, de la complicité de la fratrie, seule capable de comprendre la dynamique des Bechdel, on retrouve simplement l’histoire d’une fille qui cherche à comprendre comment elle s’est construite dans l’ombre d’un père difficile et exigeant mais finalement si proche d’elle.
Le cheminement est fort, passionnant, prenant, pour peu qu’on accroche au style assez particulier de cette plongée analytique, ne jouant jamais le jeu de la linéarité chronologique, passant d’un sujet à l’autre au gré des souvenirs, de mots sur un journal pas vraiment intime ou de ceux d’un livre marquant.
Fascinant, intrigant, étonnamment drôle, subtil, émouvant, touchant… Il y a sans nul doute beaucoup à dire sur Fun Home.
Je l’ai trouvé assez difficile à appréhender, sûrement parce qu’il est plein de facettes comme tu dis. Et pourtant, il est très riche, je n’ai jamais vu autant d’idées dans un seul livre !
Après, c’est la volonté de l’auteur mais le ton très analytique et froid (intello ?) m’a presque rebutée. Je l’ai fini malgré tout sans trop de peine mais depuis, Are You My Mother? moisit dans un coin de ma pile à lire, alors que j’avais ramené les deux avec joie de Londres.
(En plus, la couverture rigide et rouge, j’aime pas ^^)
Ah c’est sûr que c’est du costaud. Après, c’est vrai qu’il y a un côté caustique, un humour à froid assez particulier, sans doute une manière pour Bechdel de garder à distance la difficulté de grandir dans un tel climat. Prendre les choses par la réflexion plutôt que par l’émotion. C’est ce qui évite aussi qu’on tombe dans un gros pathos bidon.
Je suis curieuse de voir la facette maternelle dans le deuxième livre, pour voir l’autre point de vue. J’ai hâte de le lire mais il est encore plus gros que le premier donc faut du temps à y consacrer…