1 février 2023

Helter-Skelter

Volume unique par Kyôko Okazaki, édité en VF par Sakka, en VO par Shodensha.
Sens de lecture japonais, 151x210mm, 13,95€.

helter02Lors de sa sortie chez Sakka en 2007, je n’avais pas pu m’intéresser à ce one-shot de Kyôko Okazaki, présentée comme une artiste majeure de la BD japonaise, hélas arrêtée dans son élan créatif par un accident de voiture en 1996. Je commence à rattraper mon retard et découvre pour l’occasion une mangaka au trait rageur, explosif, proposant avec Helter-Skelter une vision sans concession de notre société obsédée par le mythe de la jeunesse et de la beauté éternelles.

Lili est un mannequin réputée, au top de sa beauté, réclamée et adulée de tous. Ce que le public ne sait pas, c’est que derrière Lili se cache Haruko, une jeune fille ordinaire transformée en monstre esthétique par une directrice d’agence hantée par son ancienne carrière de mannequin trop vite rattrapée par la réalité du temps qui passe. Une réalité qu’elle entend contourner à l’aide des soins particuliers d’une clinique privée, adepte des remèdes hors de prix et illégaux, des soins aussi destructeurs qu’addictifs, rendant ses patientes captives de produits de “maintenance” aussi insupportables pour le corps que pour le portefeuille. Rongeant leur chair pour mieux ronger leur âme.

Lili est une sorte de Frankenstein de nos temps dits modernes, avides de chair fraîche, d’égéries publicitaires, de symboles d’une perfection aussi éphémère qu’impossible à atteindre pour le consommateur lambda. Mais Okazaki montre bien que le public est aussi victime que bourreau dans ce jeu de dupes aux conséquences tragiques : victime des illusions véhiculées par la pub et les magazines qui le poussent à se détester, à se charcuter et à rêver de l’impossible, bourreau par son exigence, sa soif inextinguible de modèles qu’on peut jalouser et sa capacité à oublier toute idole ne parvenant plus à rentrer dans le moule de ses idéaux. Tel le gladiateur au jeu du cirque tour à tour acclamé puis sacrifié par une foule surexcitée par l’envie, grisée par le pouvoir de vie et de mort. Et Lili en est parfaitement consciente.

Mannequin vedette du moment, elle sait que chaque minute qui passe la rapproche un peu plus de sa chute, rendue d’autant plus inévitable qu’elle n’est qu’une construction, une chimère, une bombe à retardement qui explosera quand la réalité du temps reprendra ses droits, là où une jolie gamine jamais retouchée par la chirurgie, telle cette nouvelle de 15 ans recrutée par son agence, aura la possibilité de se construire moralement plus solidement, ayant confiance en ses capacités naturelles ne devant rien à la main de l’homme.
Aussi belle à l’extérieur que rongée de l’intérieur, Lili se sait coquille vide sans rien d’autre à proposer qu’une plastique totalement artificielle, à la personnalité complètement gommée, modelée uniquement pour plaire et exposer précisément ce que le monstre de la consommation attend d’elle.
Voilà une existence totalement inhumaine, d’une solitude absolue, plongeant la star dans un déchéance de plus en plus rapide, brutale, prête alors à tout détruire par haine de ceux qui l’ont créée.
Son comportement cruel, infernal, avec notamment sa manager devenue son propre jouet, sa poupée sexuelle qui subit l’aliénation que Lili elle-même a connue, pourrait rendre la jeune femme profondément antipathique et couper nette l’envie de poursuivre la lecture de sa longue plongée dans les coins les plus sombres de sa conscience d’écorchée vive.
Mais sa lucidité, sa totale honnêteté sans aucune concession avec elle-même, que l’on découvre au fil de ses pensées les plus amères et rageuses, permettent au contraire de ressentir profondément sa souffrance, ses multiples peurs, et même de retrouver bien cachée derrière cette façade borderline la jeune fille ingénue et un peu ronde arrivée à Tokyo en croyant pouvoir avoir sa chance d’être elle-même plutôt que la simple “bouboule” du lycée. Une chance totalement fictive pour celles qui ne misent que sur la beauté, aussi éphémère que subjective, sans réalité concrète, sans intérêt autre que superficiel, sans aucune profondeur.
Dans cette société de vampires publicitaires, de vautours prêts à ronger le moindre morceau de chair qui s’expose, Lili n’en est que le symbole le plus flamboyant. Excessive, manipulatrice, prédatrice prête à se bouffer elle-même avant que les autres ne le fassent.

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Helter-Skelter. Voilà clairement une lecture riche et marquante, sondant jusqu’au plus sombre d’une âme en perdition, devant parvenir à se construire sur l’amas de chair tantôt sublime tantôt pourrissant qu’on lui a laissé comme corps, cherchant à se donner un réelle raison d’exister au delà du paraître.
Un récit aussi sublime qu’effrayant, touchant que choquant, jouissif que perturbant. Et si le manga a connu une fin sans doute prématurée du fait de l’accident de la mangaka, les 316 pages de ce récit se suffisent à elles-mêmes, la toute dernière image étant une véritable invitation à l’imagination. Sans aucune limite, jusqu’où peut-on aller ?

Une réflexion sur « Helter-Skelter »

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