19 juillet 2021

Solitude d’un autre genre

Volume unique par Kabi Nagata, édité en VF par Pika en octobre 2018.
Sens de lecture japonais, 175x240mm, 152 pages, 18,00€.
Disponible en version numérique, 9,99€.

C’est en octobre 2018 que Pika ajoute dans sa collection Graphic l’étonnant Solitude d’un autre genre de Kabi Nagata.

Solitude d'un autre genreKabi Nagata a 28 ans et ne sait pas quoi faire de sa vie. Ayant abandonné la fac au bout de six mois, elle n’a fait qu’enchaîner les petits boulots depuis, plongée dans un mal être qui la ronge aussi bien mentalement que physiquement. Accablée par sa solitude, sans amis, n’ayant jamais été en relation amoureuse, elle se décide un jour à se payer les services d’une prostituée.

Ce manga m’embête depuis des mois.
J’avais acheté sa version anglaise numérique en juin 2017 et la lecture m’avait déjà laissée perplexe, ce que j’avais mis sur le compte de ma compréhension imparfaite.
Puis j’ai acheté la version française, toujours en numérique, en novembre 2018 pour savoir ce qu’il en était vraiment.

Ce récit autobiographique de Nagata est dur. Elle décrit précisément, avec une sincérité très crue, ses problèmes psychologiques et c’est rare de voir aborder si directement la question de la santé mentale.
Et Nagata n’allait pas bien. Aucune estime d’elle-même, incapable de nouer la moindre relation amicale ou amoureuse, en manque absolu de contact humain autant que terrorisée à l’idée de ces mêmes contacts. Scarifications, troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie), dépression, idées suicidaires… son quotidien est un calvaire.

Mais quelqu’un de pas du tout sensibilisé à la question de la santé mentale n’y verra sans doute qu’une jeune femme sans volonté et capricieuse refusant de faire le moindre effort. C’est d’ailleurs ce que semblent penser ses parents, pas franchement bienveillants ni très intéressés par leur fille dont ils veulent juste qu’elle se conforme à leur idée d’une vie réussie : un travail stable, un mari, des enfants. Qu’importe si ça ne lui correspond pas.

Nagata sent bien qu’il lui manque quelque chose.
Il y a finalement assez peu d’émotions dans son récit car elle analyse au contraire très précisément ses ressentis, de manière presque clinique. Peut-être parce qu’elle n’a justement pas les outils pour comprendre et nommer ses émotions. Peut-être est-ce aussi ce qui permet à son manga de ne pas sombrer dans le lacrymal malgré tout ce qu’elle décrit, puisqu’elle analyse ça finalement assez sobrement, y compris ses envies de mourir, racontées très simplement.

La jeune femme est totalement perdue dans un monde dont elle ne connaît ni ne comprend les règles, cherchant avant tout quelqu’un qui l’acceptera totalement, sans jugement. Qu’elle soit lesbienne n’a finalement pas vraiment d’importance – pas d’homophobie dans ce manga – elle veut juste être aimée, touchée, comprise profondément.
Elle pourrait être pathétique, mais sa sincérité et son côté direct, sans complaisance, sans faux semblant, d’une honnêteté presque glaciale tellement elle aborde à peu près tout, la rendent attachante et profondément humaine dans ce qu’elle a de plus brisé, dans sa recherche d’un autre qui puisse la comprendre et peut-être lui répondre.

Son expérience avec la prostituée ne lui apporte pas vraiment ce qu’elle espérait mais c’est le premier pas qu’elle devait forcément faire pour avancer par et pour elle-même, loin des attentes parentales qu’elle ne satisfera de toute façon jamais.
Et c’est finalement le rapport avec ses lecteurs et lectrices face à son expérience (elle a sorti ce manga sur la plateforme collaborative Pixiv avant qu’il soit repéré et édité) qui lui permet de se connecter à sa propre vie, commençant alors à faire tomber les murs de sa prison de solitude absolue dans laquelle elle s’était enfermée à sa sortie du lycée, sans comprendre réellement comment elle en était arrivée là ni comment en sortir.

Son récit très cru est plutôt troublant, affrontant le sujet souvent tabou de la santé mentale de plein fouet. Avec tout de même une bonne lueur d’espoir après tant de souffrance racontée, même si elle n’était alors pas sortie d’affaire.
Depuis, elle a sorti deux autres volumes au Japon chez Shogakukan, continuant la description de son quotidien.

Côté version française, je ne me remets toujours pas du choix du titre. Là où aussi bien le titre japonais (Sabishisugite Lesbian Fuzoku Ni Ikimashita Report) qu’américain (My Lesbian Experience with Loneliness) utilisait le terme “lesbian”, c’est totalement passé sous silence par Pika (oh, la jolie invisibilisation des lesbiennes, comme d’habitude) qui à la place nous sort un “autre genre” qui n’a absolument aucune logique (il n’est pas question de genre ici mais d’orientation sexuelle).
Et la postface signée Karyn Nishimura-Poupée, qui explore les problèmes de la jeunesse japonaise face à la mentalité de ses aînés, n’est pas inintéressante mais me semble assez éloignée de la question très personnelle du manga. De plus, l’utilisation par deux fois du terme “avouer” pour parler d’annoncer son homosexualité est des plus désagréables (on avoue un crime et ce n’en est pas un).
Sans parler du fait que la situation japonaise qu’elle décrit ne me semble pas si éloignée de ce qu’on connaît en France, aussi bien dans l’application de normes qui brident au quotidien nombre de jeunes (et de moins jeunes) que dans l’acceptation de l’homosexualité, loin d’être idyllique dans nos vertes contrées comme le prouvent les agressions de ces dernières semaines, la résurgence de la Manif pour tous, le front anti-PMA pour les couples de femmes et j’en passe…

Bref, si la version française ne me convainc pas trop (ayant pris la version numérique, j’ai évité de me confronter au format papier qui me semble trop grand), ce manga a le mérite de parler ouvertement de sujets souvent tabous qui devraient être abordés plus souvent.

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