1 février 2023

Chute libre – carnets du gouffre –

Volume unique par Mademoiselle Caroline, édité par Delcourt, 260x198mm, 160 pages, 18,95€.

Jusqu’à présent, je reconnais sans peine m’être assez peu intéressée à la vague BD qualifiée par certains de “girly” (pas fan du terme mais faute de mieux…). Les Margaux Motin, Diglee ou Pénélope Bagieu, ayant amené à la BD un style de dessin assez reconnaissable, régulièrement utilisé sur divers supports, mis en avant dans les magazines féminins.
Si je m’y suis peu intéressée, ce n’était pas par mépris du style (même si ça me fait tiquer quand on me parle de “BD féminine”) mais simplement parce que les sujets abordés (me semble-t-il) dans ces œuvres ne me parlent pas plus que ce qu’on peut trouver dans un féminin : les mecs, la mode, les pompes, le maquillage, la dernière tendance esthétique, la maternité, les mômes de manière générale… J’ai beau être à classer dans la catégorie “femme”, ce qui me convient très bien, j’avoue que ces sujets me passent relativement au-dessus de la tête de très loin (alors qu’on ne parle que de ça dès qu’on aborde le regard féminin). Les magasins de fringues m’emmerdent, ma notion la plus élevée de maquillage en reste à me mettre du baume à lèvres en hiver, aucun de mes poils n’a fini sa vie chez une esthéticienne (“Je ne suis pas un numéro, je suis un poil libre !”), je suis une nullipare totalement assumée et fière de l’être et les talons de mes pompes ne risquent pas de me bousiller le dos.
Bref, le côté “girly”, je n’y suis pas franchement sensible (même si ça ne m’empêche pas de suivre un ou deux blogs de ce genre au style d’écriture simplement très sympa).
Qu’on ne voit aucune condescendance ou agressivité dans mes propos (j’ai cru remarquer que la BD dite “girly” avait tendance à faire s’enflammer très vite le net), juste que la féminité a divers moyens de s’exprimer et de se vivre (contrairement à ce que semblent penser certain(e)s).

chutelibre01Ce long préambule nombrilo-centré pour dire que…
Je n’avais jusque-là jamais ajouté dans ma bibliothèque de BD de Mademoiselle Caroline, bien que jetant un petit coup d’œil sur son blog de temps à autre. Mais le communiqué de presse de sa nouvelle BD, reçu par hasard, avait tout pour m’intriguer. On semblait loin des histoires légères sur le quotidien d’une trentenaire voulant causer de sa nouvelle paire de bottes vu qu’ici, le sujet est nettement plus plombant : la dépression. Forcément, pas le sujet qui promet une bonne tranche de fun…
Pour Chute libre – carnets du gouffre –, Mademoiselle Caroline a donc pris ses plus beaux crayons pour raconter sa première descente aux enfers en 2003, ses efforts pour tenter d’en sortir, ses rechutes, les prises de médicaments, les visites chez des psy complètement à côté de la plaque jusqu’à cette rencontre qui va tout changer, mettre des mots sur des souffrances, permettre de retrouver un espoir de pouvoir se réapproprier sa vie.

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Voilà des années que je m’intéresse à ce genre de sujets (oui oui, j’ai des hobbys poilants, je sais). Par curiosité intellectuelle, un peu, mais surtout pour tenter de trouver quelques réponses à des questionnements personnels. Et la description que fait Mademoiselle Caroline de sa maladie sonne juste et touche.
La chute, le fond du trou, les idées morbides, le nuage noir qui ne disparaît jamais vraiment, la terreur de ne pas en sortir, l’impression de passer complètement à côté de sa vie, et cette omniprésente culpabilisation aussi bien intériorisée que véhiculée par l’entourage, totalement inconscient du drame qui se joue dans la tête de la personne en face de lui. La fameuse phrase “Mais pourtant, tu as tout pour être heureuse !”… Comme si on n’en avait pas conscience, qu’on le faisait exprès… La double-peine de la maladie psychologique, qui ne se voit pas, ne se prouve pas objectivement par une prise de sang ou autre examen médical qu’on pourra exhiber fièrement sans que personne ne le remette en question, qui se cache par honte, gêne, peur du rejet, de passer pour un faible, un paresseux, un mou sans volonté (“Mais t’as qu’à te bouger !”)… Une culpabilité qui ronge, enfonce, éloigne, coupe toute communication, cercle vicieux où tout pousse à se renfermer ce qui tend à alimenter encore plus la maladie, à lui donner les pleins pouvoirs sur une vie de plus en plus fragilisée…

chutelibre03Mademoiselle Caroline décrit parfaitement cette plongée dans le mal-être le plus absolu, la perte de tout, la chute dans un néant, le désespoir de ne jamais être comprise, aidée efficacement… Mais elle sait le faire avec suffisamment d’humour, de pudeur, malgré les descriptions très personnelles, et de recul qu’on peut comprendre, ressentir, retenir son souffle avec elle, attendre désespérément la remontée avec elle, sans pour autant jamais se vautrer dans l’auto-apitoiement, le misérabilisme ou la complaisance hypocrite et vide.
Le parcours, les rechutes, la lutte de tous les instants pour réapprendre à vivre, rééduquer son cerveau, accepter et comprendre que c’est une maladie, apprivoiser et intégrer les exercices pour reprendre le dessus, grignoter chaque petite bulle de bonheur qui se présente même au milieu d’un océan de mauvaises nouvelles : Chute libre est un formidable témoignage d’un combat hélas aujourd’hui trop courant et en même temps toujours aussi mal compris.
D’ailleurs l’ajout de quelques pages de ses carnets dessinés au plus profond de la maladie est une excellente idée, rendant la lecture d’autant plus troublante qu’on y ressent la profondeur de tout ce qu’il lui a fallu traverser pour pouvoir nous les montrer. Le dessin est définitivement un des meilleurs moyens pour transmettre un témoignage de ce genre, permettant d’office de faire ressentir l’humeur de celui qui tient le crayon, sans forcément avoir besoin de mots, ceux-ci ne pouvant clairement pas tout exprimer.

Quel public pour cette lecture ? Les malades ou ex-malades, de dépression ou autres troubles du même genre (perso, mon problème c’est l’angoisse et les crises de panique, j’y ai retrouvée beaucoup de ressemblances), leur entourage qui veut mieux comprendre ce qu’endurent ceux qu’ils aiment, ou simplement le lecteur curieux ouvert sur la question, prêt à faire un petite plongée pas toujours agréable, souvent assez intense, mais également drôle, tendre, sincère, pleine d’énergie, d’espoir et d’envie de goûter à la vie.
J’ai été scotchée de bout en bout.
Notons de plus un objet plutôt beau : une couverture noire, solide, du beau papier, un joli rendu d’impression, c’est clairement agréable à lire. Une jolie surprise, finalement.

4 réflexions sur « Chute libre – carnets du gouffre – »

  1. Dans le genre des BD “de et pour” filles, j’apprécie pas mal ce que fait Leslie Plée, surtout “Moi vivant, vous n’aurez jamais de pause”. Mais c’est “L’Effet kiss pas cool : journal d’une angoissée de la vie” qui semble se rapprocher le plus de “Chute libre – carnets du gouffre –”. Ta chronique me donne envie d’en essayer la lecture, même si je ne suis pas du genre “fille” ou “angoissé” 🙂

  2. Et finalement, j’ai craqué et l’ai achetée, cette BD.
    Merci mille fois d’en avoir parlé.

    Dès le début, j’ai été séduite par le dessin qui ne me parlait pas trop, le jeu avec le vide, les couleurs, les phylactères et les cases. Les textes sont paradoxalement beaux et je crois bien n’avoir jamais aussi visualisé la dépression.

    Je suis encore dans le livre…

    1. Merci à toi pour ton retour !
      Je crois vraiment que Mademoiselle Caroline a tapé un grand coup avec ce livre. Réussir à aussi bien exprimer la dépression tout en parvenant à parler à un public qui à la base n’est pas forcément son public habituel, trouver ce point d’équilibre… franchement oui c’est assez fort.

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