1 février 2023

[R] Manhole

Série en 3 tomes de Tetsuya Tsutsui, éditée en VF par Ki-oon, en VO par Square-Enix.
Sens de lecture japonais, 130x180mm, 7,65€.
Chronique datant du 21/12/2006.

L’été, c’est la période privilégiée de la lecture. On a peut-être plus de temps et l’envie de s’installer tranquillement pour bouquiner. Et qu’y a-t-il de plus classique en été que de se faire un peu peur avec un duo de flics aux trousses d’un implacable criminel ? Je vous laisse donc avec un spécialiste du genre, Tetsuya Tsutsui, découvert par Ki-oon, avec cette chronique de Mangaverse datant de 2006.

manhole01Une banale après-midi dans la ville de Sasahara. Les vendeurs s’activent au milieu des badauds, le jeune Yôichi Amamiya envoie un texto à sa copine qu’il rejoint… jusqu’à tomber nez à nez avec un homme nu, couvert de sang, qui l’appelle maman et lui crache du sang au visage. Il le repousse violemment et s’enfuit. L’inconnu meurt sur place, la police commence son enquête. Une enquête qui va les mener sur les pas d’un homme déterminé à en finir avec ceux qu’il juge comme les déchets de l’humanité…

Après avoir été mangaka indépendant, proposant ses œuvres sur son site web, Tetsuya Tsutsui s’est vu repérer par l’éditeur Square-Enix. Après ses deux one-shots Duds hunt et Reset, il a donc pu travailler sur sa première série, prépubliée dans le magazine Young Gangan, Manhole. Au programme, trois volumes denses et efficaces, thriller psychologique et biologique prenant et haletant que nous propose Ki-oon, l’éditeur français attitré de l’auteur.

Tout commence par une banale affaire, la mort d’un homme nu couvert de sang déambulant dans la rue. Enfin, banale…
Les deux inspecteurs, Mizoguchi le vieux briscard et Inoue la jeune recrue un peu ingénue, se retrouvent en charge de l’enquête qu’ils pensent vite boucler, sans surprise. Ils se retrouvent alors au centre d’une machination, celle d’un homme déterminé à éradiquer le Mal par tous les moyens, même ceux réprouvés par la morale, une morale qu’il trouve trop timide, terreau idéal selon lui du développement des activités criminelles dans une société trop laxiste. Sa technique à lui : combattre le mal par le mal, un peu comme Paperboy dans Prophecy, la série suivante de Tsutsui. Son combat idéologique le guide et le mène : est-il un fou ou un visionnaire ? Est-il possible d’arrêter un homme persuadé d’avoir raison, d’agir pour le bien de tous ? L’arrêter physiquement signifie-t-il pour autant qu’il ne deviendra pas le martyre de sa propre quête, qu’il ne sera pas le précurseur d’une armée de justiciers idéalistes peu regardant sur leurs moyens d’agir ?

En combinant habilement course poursuite, enquête policière, énigme biologique, critique sociale, Tsutsui interroge sur la notion d’humanité, de Bien et de Mal, de légitimité d’une réponse face à la violence, de libre arbitre. L’idée d’éradiquer tout désir chez l’homme n’est pas nouvelle – je pense dernièrement au film Serenity de Joss Whedon ou aux Observateurs de la série Fringe – mais efficacement utilisée, originalement mise en scène. Plus gouverné par ses désirs, l’homme ne deviendrait-il pas doux comme un agneau, capable de se concentrer sur le rationnel en laissant au placard ses envies de vengeance, ses idées de haine, ses manifestations violentes ? Plus gouverné par sa face sombre et ses pulsions mais par son esprit, rendu plus clairvoyant ? Mais reste-t-il alors un homme sans cela ? Celui qui n’est pas capable de gérer tous ses désirs est-il forcément un futur criminel ?
Sans aucune lourdeur ni morale bien pensante, Tsutsui imbrique ces questions dans un récit où la tension monte au fil des pages. L’intrigue est complexe mais travaillée et rondement menée, permettant sans problème de tout suivre pas à pas sans avoir l’impression de se perdre en route. Tous les éléments sont mis en place petit à petit, chacun prenant son importance au fil des pages, au fur et à mesure que l’enquête se resserre. La narration est habile, sans aucun temps mort, parvenant à nous mener sur les différents fronts de l’action sans perdre le fil de l’intrigue.

D’autres thèmes sont abordés : la solitude de membres d’une société pourtant axée sur la communication à tout prix (le portable est partout mais les gens communiquent-ils mieux avec ? Un des sujets abordés également dans Reset), le rejet de ceux qui ne peuvent pas suivre la voie imposée, l’ambition démesurée d’une hiérarchie plus intéressée par sa promotion que par l’intelligence de la progression d’une enquête, les nouvelles technologies…
Tsutsui ancre son récit dans son époque sans jamais en faire trop tout en prenant le temps de laisser son intrigue et ses personnages se développer, se dévoiler. Il ne joue jamais la carte du catastrophisme (non, ce n’est pas la fin de l’humanité, les personnages savent rester réalistes par rapport aux risques encourus), gagnant ainsi en vraisemblance et évitant que son histoire finisse comme un pétard mouillé.
La fin est à la hauteur de toute l’intrigue, n’ayant jamais voulu voler plus haut qu’elle ne devait, sans pirouette finale artificielle et convenue.

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Beaucoup d’humanité se dégage des personnages : difficile de ne pas s’attacher à Mizoguchi et Inoue, le duo certes classique mais lié par une relation forte et tendre, presque paternelle, deux complices chaleureux dans une société plutôt froide et déshumanisée. Des petites notes comiques égayent ainsi le début du récit, avant que l’affaire ne prenne une telle ampleur que tout humour serait plutôt malvenu. Ainsi, jamais l’ambiance n’est trop lourde ou déprimante mais bien accrocheuse et tendue.

Néanmoins, il vaut mieux avoir le cœur bien accroché : Tsutsui y va fort niveau crudité des détails et rien ne nous est épargné (vers sous la peau, sang qui gicle, doigts coupés…). La maladie est décrite et montrée sous ses moindres angles, mêmes les plus ragoutants et il n’est pas rare qu’on craigne un peu de tourner la page pour découvrir la scène suivante ou qu’on détourne les yeux face à certaines cases assez sanguinolentes (mais jamais gratuites). Le mangaka, dans ses dessins comme dans ses histoires, n’y va pas par quatre chemins, ne cherchant jamais à tourner autour du pot pour épargner ses lecteurs. Cela permet au final de gagner en rythme, en efficacité et en clarté.
Ainsi, le dessin est particulièrement fin et précis, détaillé sans en faire trop. Les visages notamment sont extrêmement riches (hormis pour des visages très jeunes et lisses, les jeunes femmes notamment ayant une tendance à se ressembler sans qu’on s’y perde pour autant). Les décors sont complets, donnant beaucoup d’épaisseur et de vraisemblance à l’ensemble de l’intrigue. On sent que rien n’est laissé au hasard.

Au final, Tsutsui confirme pour le moment tout ce qu’on pouvait attendre de lui après Duds hunt et Reset. Son récit est fort et prenant, humain et haletant, proposant autant d’action et de rebondissements que de réflexions sur la condition humaine.

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