Série en 3 tomes par Alessandro Pignocchi, éditée par Steinkis en mars 2017, mai 2018 et janvier 2020, 165x240mm, 128 pages, 16,00€.
Disponible en version numérique à 9,99€.
À l’occasion de la sortie du volume 3 posé bien en évidence dans ma librairie BD préférée, je découvre la série Petit traité d’écologie sauvage d’Alessandro Pignocchi chez Steinkis.
Une BD délirante, belle et militante.
Au fil des trois tomes de la série, l’auteur, ancien chercheur en sciences cognitives et en philosophie de l’art, nous propose une utopie : et si notre société capitaliste abandonnait ses idées destructrices pour à la place adopter les principes de vie animistes des indiens jivaros d’Amazonie ? Osé, n’est-ce pas ?
Pourquoi les Jivaros ? Car Pignocchi a été au départ fortement touché par les écrits de Philippe Descola, un anthropologue qui a vécu trois ans avec la tribu jivaro des Achuar en Amazonie équatorienne.
L’auteur mêle trois types d’histoires :
Il y a les oiseaux qui discutent des changements de la société, avec notamment la mésange bleue qui veut tout cramer constamment (littéralement) tout en allant défoncer des politiques ou transformer un supermarché en boule à facettes géantes.
(Très bon choix de la mésange bleue, qui est une bestiole extrêmement énervée si vous avez l’occasion de l’observer au naturel.)
Il y a les hommes politiques, François, Donald, Angela, Nicolas, Emmanuel, Jean-Luc, etc., et des journalistes qui continuent leur vie tout en étant à fond dans cette nouvelle vie animiste où les animaux et les plantes sont désormais perçus comme des individus à part entière. Pas facile de lier notre monde matérialiste et guidé par la rentabilité et l’argent et une vision totalement dénuée de ces notions.
Spoiler, ce n’est pas « pas facile », c’est impossible, d’où l’absurdité des situations mises en scène par l’auteur, véritablement jubilatoires quand ils sont confrontés aux limites de leur ancienne logique confrontée à la nouvelle. Ils avouent même essayer d’être les plus incompétents et irresponsables possibles pour donner l’impulsion de révolte à la population. Et pourquoi pas ?
Et puis il y a Wajari Tsamarin, l’anthropologue jivaro qui vient s’installer dans la charmante bourgade de Bois-Le-Roi pour tenter de comprendre le fascinant fonctionnement de cette communauté occidentale que nombre de ses confrères ont tenté de décrire sans succès. Là, Pignocchi s’amuse à inverser les rôles et à faire vivre à son personnage ce que les anthropologues occidentaux ont connu au fil de leurs recherches dans des peuples de l’autre bout du monde : tenter de comprendre l’essence d’un peuple tout en n’en partageant aucune valeur et donc en n’ayant aucune clé de compréhension pour pouvoir appréhender sa culture. Chose pas forcément évidente à nos yeux d’occidentaux habituellement mais qui là nous explose à la tronche dès les premiers dessins de ce pauvre chercheur face au café du coin qui tente de piger ce que font les vieux bavardant de la pluie et du beau temps en sifflant leur ballon de rouge… pardon leur jus de fruits fermenté, sans doute utilisé à des fins rituels pour honorer les dieux solaires.
Les scénettes mêlant ces trois types d’histoires s’égrainent au fil des pages, usant sans en abuser d’un humour parfois noir, souvent absurde pour mieux mettre en lumière ce qu’on prend pour évident et d’établi dans notre société occidentale obsédée par un système de pensée totalement grotesque et insensé.
Le Petite traité d’écologie sauvage n’est pas dans une BD à cases classique, mais utilise de manière répétée de (très beaux) dessins à l’aquarelle avec juste les dialogues qui évoluent – l’auteur se moque même de lui-même dans le volume 2 (« ce couillon a dessiné dix fois la même chose »).
L’humour permet alors de parler de nombreux sujets très actuels qui sont ensuite développés dans une postface toujours captivante et bourrée d’idées, sur la philosophie jivaro et notre difficulté à l’appréhender avec nos valeurs occidentales fondamentalement différentes (tome 1), sur l’opposition nature/culture qui est la base-même de notre civilisation alors qu’elle n’a aucun fondement (mais qui explique particulièrement bien l’état du monde actuel), dans le tome 2 et enfin ses expériences dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et ce qu’il en retire en tant que processus nécessaires de révolutions dans le volume 3.
Ce dernier tome est même vraiment parlant sur la notion de sujet et d’objet : la notion de nature qu’on peut soit exploiter soit protéger (les deux facettes d’une même pièce) porte en elle l’objectification de l’environnement et donc la souveraineté de l’homme dessus et l’impossibilité de son autonomie. Là où il faudrait plutôt en faire un sujet à part entière, qui n’a donc pas besoin qu’on le protège mais simplement qu’on l’accepte tel qu’il est, sans avoir besoin de pointer son utilité ou sa valeur marchande pour prouver qu’il mérite d’être ou non sauvé.
(Remarquez comme c’est exactement la même question qui se pose dans le féminisme où les militantes veulent simplement que les femmes soient perçues comme sujets de leur vie et non objets soumis à la vision masculine, et donc manipulables, usables, jetables, agressables, corvéables, etc.)
Le propos est absolument hilarant et en même temps profond dans tout ce qu’il montre, implique, explique, met en lumière, dénonce, propose, nous exhortant à faire évoluer notre rapport biaisé au monde (dont nous faisons partie, chose qu’on a l’air d’avoir oubliée) pour notre survie à tous. Une lecture militante mais pas du tout obscure, que vous pouvez d’ailleurs tester sur le blog de l’auteur, où il a mis en ligne le premier tome ainsi que son autre BD, La recomposition des mondes.
(Les illustrations sont issues du blog donc les dessins d’origine, avant leur lettrage pour la BD.)