En avril 2019 débarque sur HBO, et en même temps sur OCS pour la France (et un mois plus tard sur BBC One), le premier épisode de Gentleman Jack, la nouvelle série de Sally Wainwright, déjà connue pour Happy Valley. Une série qui s’intéresse à une partie de la vie d’Anne Lister, connue (entre autre) comme la première lesbienne moderne…
1832, Halifax, en Angleterre, voit le retour d’une enfant du pays, Anne Lister, 41 ans, au domaine de Shibden Hall, auprès de sa sœur Marian, de son père et de sa tante. Elle vivait jusque-là à Hastings avec une autre femme qui a fini par décider de se marier…
Infatigable voyageuse, Anne ne compte pas rester longtemps auprès des siens, prête à repartir parcourir le monde au plus vite. Mais elle doit aussi prendre le temps d’administrer son domaine et sa rencontre avec la jeune Ann Walker, riche héritière à la santé fragile, va petit à petit changer la donne.
Née en 1791 et morte en 1840, Anne Lister a réellement existé. Elle a au fil de sa vie tenu un journal intime parfois codé, qui tient sur 24 volumes. C’est de ces écrits que s’est inspirée la scénariste et réalisatrice Sally Wainwright pour créer cette série dont la première saison s’intéresse à son histoire entre 1832 et 1834 pour mettre en scène sa rencontre avec Ann Walker.
Si elle n’apparaît pas dès les premières minutes, son personnage imprègne déjà chaque image, comme le remarque d’ailleurs avec agacement sa sœur Marian : “Malgré la distance où elle se trouve, malgré son absence prolongée et la gravité de la situation, ma sœur parvient toujours, dans la minute, à devenir le sujet principal de toute conversation.” (épisode 1)
Car Anne n’est pas exactement une femme ordinaire. S’habillant toujours en tenue de cavalière noire, extrêmement énergique, curieuse de tout (elle apprécie particulièrement assister à des autopsies pour comprendre comment le corps fonctionne par exemple), refusant toute limite liée à son genre, elle se remarque vite dans une petite ville d’Angleterre.
Dès son retour, après avoir elle-même conduit la calèche quitte à rendre malades les autres passagers, elle décide d’aller collecter les fermages de son domaine – ils louent leurs terres à des métayers pour qu’ils les cultivent – à la place de l’homme qui s’en chargeait traditionnellement, malade. Si certains croient que face à une femme, ils ont une chance d’obtenir la moindre ristourne, ils changent vite d’avis en la rencontrant : femme d’affaires avisée, sèche et sévère mais juste, elle n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds par quiconque.
Ann Walker, 29 ans, est tout son contraire. Timide, engoncée dans les traditions liés à son genre autant que dans ses robes, elle vit seule dans son manoir, tentant de résister aux attentes de sa famille qui souhaite finir par la marier. Riche, elle est un parti intéressant et sa nature fragile semble la rendre d’autant plus vulnérable.
Si elles s’étaient déjà rencontrées plusieurs années auparavant, ne laissant pas un grand souvenir à Anne, cette nouvelle occasion est différente. Walker semble totalement fascinée tandis que Lister se lance d’office dans un jeu de séduction.
On ne sait alors pas vraiment ce qui la pousse ainsi à tenter de charmer la jeune femme : est-ce pour passer le temps maintenant qu’elle est de nouveau célibataire, par pur intérêt pour une riche héritière ou, sans vraiment se l’avouer, intriguée par la candeur et l’innocence de Walker ?
Pour rendre le côté “journal intime”, Sally Wainwright choisit le face caméra : le personnage se tourne vers l’objectif et nous délivre ses pensées. Un stratagème qui pourrait paraître étrange dans une série sur le XIXème siècle mais qui passe au contraire parfaitement bien, permettant d’en apprendre plus sur les intentions et les idées de Lister. En plus d’être souvent très drôle.
Pour incarner sa brillante héroïne, Wainwright a choisi une actrice qu’elle connaissait déjà bien, Suranne Jones (Doctor Foster). Un choix qui devient rapidement évident tant elle parvient à incarner avec énormément de charisme et d’énergie ce personnage atypique. Prestance, démarche, allure, tout est travaillé précisément pour permettre de caractériser immédiatement Anne Lister.
Pas facile en face pour réussir à exister en tant qu’Ann Walker mais l’actrice Sophie Rundle (Peaky Blinders, Bodyguard) s’en sort à merveille, sachant faire évoluer son personnage au fil des scènes, pour petit à petit la sortir de sa coquille si fragile et affronter ses terreurs face à ce qu’elle ressent pour son aînée.
Car on se doute bien qu’en 1832, deux femmes ensemble, ça n’est pas vraiment accepté.
Si les hommes peuvent être condamnés à la pendaison depuis 1533 par le Buggery Act qui condamne la sodomie, les femmes ne risquent légalement rien. Comme le dira la Reine Victoria quelques années plus tard, pas besoin de lutter comme quelque chose qui n’existe pas ! Les femmes étant tellement enfermées dans un système où elles ne pouvaient être que filles et/ou épouses d’hommes, il était alors inimaginable que deux femmes ensemble puissent vivre quoi que ce soit.
Mais Anne Lister ne manquait visiblement pas d’imagination. Au fil de ses voyages, elle a eu beaucoup d’amantes mais aucune n’a jusque-là eu la force et la volonté de la suivre sur cette voie très solitaire d’une vie hors des marges, toutes finissant par se marier et devenir de gentilles épouses soumises.
Car si légalement elles ne risquent rien, les dommages sur la réputation et le prestige sont immenses et la pression de l’entourage est vite épuisante.
Je craignais en commençant la série de me retrouver face à un drame assez sombre où une femme seule allait devoir se battre et supporter les humiliations qu’une société profondément sexiste allait forcément lui faire vivre.
Et oui, elle se bat. Avec panache, assurance et fierté.
Cette première saison n’est pas sombre, même si les deux femmes doivent faire face à des hommes persuadés d’avoir tous les droits notamment sur elles. L’humour est très présent, notamment dans les relations entre Anne et sa sœur (Gemma Whelan, Yara Greyjoy dans GoT) – elles se disputent en permanence, n’ayant le même avis sur rien mais s’adorent – ou avec son père, vieux, sourd mais pas complètement idiot. Et celle avec sa tante (Gemma Jones) est une merveille de tendresse et de douceur, cette dernière étant sans doute une des rares personnes qui l’accepte telle qu’elle est, la seule à qui elle ose vraiment se confier.
Sans compter les domestiques du domestique, bienveillants et touchants.
Bien sûr, elle ne fait pas l’unanimité à Halifax. Sa relation avec Walker va en déranger plus d’un·e et ses rapports houleux avec les frères Rawson, qui volent son charbon depuis des années, vont rapidement s’envenimer, surtout avec Christopher, aussi mauvais que misogyne.
Mais c’est l’évolution de sa relation amoureuse avec Ann Walker qui est évidemment au centre de la saison. Difficile de demander à la jeune femme de tout de suite accepter cette nouvelle vie qu’elle lui fait découvrir quand Lister a eu des années pour s’y faire. Une fois l’excitation des premiers moments passé, Ann doit affronter sa nature apeurée et profondément croyante pour choisir son futur : un mariage arrangé avec un homme sans doute intéressé, menant à une vie sans amour mais si facile et attendue, ou une liaison amoureuse jamais totalement officielle avec une femme qui ne s’embarrasse d’aucune convenance et ne tient pas en place.
On pourrait croire qu’Anne Lister est une révolutionnaire dans l’âme. Pourtant, c’est une femme de son époque sur bien des aspects. Elle tient à son domaine, à son rang et ne peut envisager la réforme en cours de passage qui donne le droit de vote à des hommes qui ne sont pas propriétaires terriens comme elle (alors qu’elle, en tant que femme, n’a pas accès au scrutin).
Elle traite justement ses métayers, s’intéresse à eux et les aide en cas de besoin mais s’attend en retour à leurs bons et loyaux services, à leur travail acharné. Et c’est l’époque du travail des enfants, y compris dans les mines, malgré tous les dangers…
Ainsi, Anne Lister n’est pas un personnage bêtement manichéen. Elle a ses défauts, elle peut être agaçante, épuisante, égocentrique mais son énergie et son audace charment. Elle est parfois à deux doigts d’être arrogante, tellement persuadée de ses capacités de séduction, mais elle dégage surtout une énorme confiance en elle qui l’accompagne à chaque instant et ne l’empêche pas, dans l’intimité, de laisser tomber sa carapace et d’apparaître parfois plus fragile et vulnérable, capable de tout supporter mais ayant aussi besoin de soutien pour avancer.
Cette première saison de 8 épisodes est un trésor de mise en scène et de jeu, la galerie de personnages est grandiose, les décors sont superbes, les costumes splendides, les musiques restent dans la tête (la chanson de générique de fin par O’Hooley & Tidow). Elle est drôle, touchante, exaltante comme ses héroïnes.
La série a d’ailleurs été renouvelée dès mai 2019 pour une deuxième saison.