Série en 2 tomes par Gou Tanabe, éditée en VF par Ki-oon.
Sens de lecture japonais, 150x210mm, 15,00€.
Voilà déjà quelques mois que Ki-oon a lancé sa collection des Chefs-d’oeuvre de Lovecraft, dans laquelle le mangaka Gou Tanabe adapte les écrits d’un des maîtres de l’horreur. Etant pour ma part lectrice de l’écrivain de Providence, je me devais évidemment de voir ce que cela donnait.
Pour le premier titre, Ki-oon démarre avec l’adaptation de Les montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness), nouvelle de 1931.
En septembre 1930, une expédition est montée pour aller explorer l’Antarctique, continent alors peu connu, où les scientifiques de l’université de Miskatonic veulent effectuer des forages et récolter des fossiles. Elle est dirigée par le professeur Dyer, géologue, accompagné du professeur Pabodie, ingénieur, du professeur Lake, biologiste, et du professeur Atwood, physicien et météorologue, ainsi que seize assistants.
En janvier 1931, ils arrivent sur place et installent leur camp de base. En testant leur nouvelle foreuse, ils découvrent des ardoises avec des traces fossiles que Lake identifie comme d’origine organique, alors que datant d’une époque trop lointaine pour que la vie ait pu y laisser une marque. Il insiste pour chercher un peu plus à l’ouest et finit par obtenir sa propre petite expédition.
Quelques heures après l’installation de leur camp et leurs premières inimaginables découvertes, Lake et ses hommes deviennent injoignables…
Pour aborder ce manga, j’ai commencé par lire le roman d’Edgar Allan Poe (1809-1849), Les aventures d’Arthur Gordon Pym, dont il est fait mention en début de premier volume. Un récit qui a inspiré Lovecraft dans l’écriture de sa propre histoire.
On y suit le jeune Arthur Pym qui s’embarque sur un bateau pour l’Antarctique en tant que passager clandestin. Tout ne se passe évidemment pas comme prévu. Mutinerie, massacre, tempête, naufrage, tentative de survie sans eau ni nourriture… la première partie est un peu lente à démarrer mais propose un récit de pure angoisse ensuite. La deuxième partie, sur l’île de Tsalal, est assez malaisante par le racisme qu’elle dégage (Poe a été adopté en 1812 par une famille esclavagiste de Virginie). Quant à la troisième, elle part complètement dans le fantastique sans réellement proposer de fin.
Sans doute pas une lecture que je conseille plus que ça mais c’est là qu’on trouvera notamment mention du fameux cri Tekili-li, que Lovecraft reprendra dans son histoire.
Puis j’ai enchaîné sur une relecture du récit d’origine, avant d’enfin pouvoir découvrir la version manga de Gou Tanabe.
Quand on ne connaît pas les écrits de H.P. Lovecraft (1890-1937), Les montagnes hallucinées n’est sans doute pas le plus abrupt pour s’y mettre. On y retrouve des éléments assez récurrents dans son écriture, à savoir un récit à la première personne, un homme qui va raconter son aventure qui commence très ordinairement pour petit à petit sombrer dans l’horreur.
Mais l’horreur de Lovecraft est très littéraire. Il ne s’y passe pas forcément beaucoup de choses, ce n’est pas un déluge d’action, et les personnages (toujours masculins, il n’y a pratiquement aucune femme chez Lovecraft) sont plus souvent spectateurs et potentiellement victimes que véritables acteurs héroïques.
Au fil des années, Lovecraft a développé tout un folklore, une base de créatures horrifiques dans laquelle il va piocher au fil de certains de ses récits, créant une sorte de toile, de cosmogonie de l’indicible, entre Cthulhu, Yog-Sothoth, les Grands Anciens, la cité de R’lyeh, et le fameux Necronomicon, le livre maudit de l’Arabe fou Abdul Alhazred, qui contiendrait toute ces histoires sacrilèges.
Ainsi, lire une histoire de Lovecraft c’est potentiellement tomber à un moment ou à un autre sur une ou plusieurs références à ces différentes parcelles de sa création, ce qui peut toujours dérouter, d’autant qu’il mêle ça allègrement avec des faits historiques et scientifiques de son époque (comme la tectonique des plaques, « la théorie de Taylor, Wegener et Joly » évoquée en page 129 du tome 2, qu’Alfred Wegener a présentée en janvier 1912).
Gou Tanabe adapte de manière très fidèle l’histoire de Lovecraft, reprenant mot pour mot les phrases d’origine. Sa version n’apportera donc aucune réelle nouveauté aux connaisseurs mais propose sa propre vision de l’univers Lovecraftien et des créatures rencontrées. L’auteur américain a beau les décrire avec beaucoup de détails, leur apparence très spécifique n’est pas vraiment simple à visualiser, d’autant qu’il a créé un univers vraiment à part dans l’imaginaire, qui continue aujourd’hui d’influencer nombre d’auteurs. Les monstres de Lovecraft n’ont ainsi pas grand-chose à voir avec ceux de son époque, loups-garous, vampires et autres momies. S’ils n’ont pas vraiment séduit plus que ça à l’époque, on en retrouve l’influence chez beaucoup d’amateurs d’horreur actuels, que ce soit John Carpenter (impossible de ne pas penser à The Thing), Stephen King, Clive Barker, Guillermo Del Toro (qui voulait adapter Les montagnes hallucinées en film), Alan Moore, etc.
Mais avec une telle influence sur notre culture populaire, est-ce encore possible d’avoir peur en lisant du Lovecraft ? Oui… mais peut-être pas avec ce récit-là. Au delà de l’horreur de certaines scènes assez marquantes, on ne ressent pas une énorme tension mais plutôt une sorte de curiosité et de fascination un rien dérangeantes face aux découvertes de l’expédition de Lake.
Là où l’écrivain racontait avec le recul d’un témoignage, le mangaka peut mettre en scène plus directement en faisant vivre les scènes à ses personnages. Le style graphique de Tanabe est très froid, précis, presque clinique, avec en même temps un côté viscéral qui correspond très bien au style littéraire de Lovecraft, sans aucun affect autre que la peur qui grandit chez les personnages. Il ne faut pas s’attendre à quelque chose d’extrêmement dynamique, énergique : le rythme est assez lent, très descriptif.
Néanmoins, une des choses qui peut jouer sur la peur que l’on ressent à la lecture du roman, c’est justement le fait qu’on ne voit pas et qu’on doive tenter d’imaginer, de se représenter ce que l’auteur décrit avec un style aussi « scientifique » qu’hypnotisé par ses visions. La mise en images peut alors faire perdre ce côté-là, cette vision un peu floue qui se dessine petit à petit dans notre imagination, nous faisant gagner à côté une plus grande clarté.
L’histoire étant très exactement celle du roman, on ne peut rien reprocher à ce niveau à Tanabe. Il n’y a qu’un seul élément qu’il n’a pas repris du récit d’origine (« les montagnes violettes ») et cela ne change pas grand-chose à l’histoire. Là où mon reproche principal au récit de 1931, c’est « Dites donc, vous déduisez des éléments sacrément précis à partir de gravures sur la pierre !! Balèse !! ».
Le noir et blanc, même s’il rend certains détails moins lisibles, ou du moins compréhensibles – ce qui reste assez cohérent avec l’histoire – apporte un côté « vieux film d’expédition des années 30 ».
Pour les plus sensibles, pas de rivières d’hémoglobine – ce n’est pas le style de l’auteur – mais on a quand même un côté assez graphique sur des corps humains et animaux mutilés.
Le livre en lui-même épouse le même style que certains titres chez Bragelonne en collection Stars, en grand format avec couverture simili-cuir (ce qui peut les avoir fait ranger dans de mauvais rayons en librairies, les prenant pour des romans).
Les montagnes hallucinées de Gou Tanabe s’avère donc être une belle adaptation du roman éponyme de H.P. Lovecraft, avec un grand sens du détail et des doubles pages au dessin superbe. Les amateurs de l’écrivain de Providence pourront y découvrir la vision en images d’un auteur maîtrisant son art, les néophytes y trouveront l’occasion de faire connaissance avec une mythologie incontournable pour qui s’intéresse à l’horreur.
Pour les personnes qui voudraient d’ailleurs lire le texte d’origine, en français, il est disponible en version ebook gratuit.
Par contre, Lovecraft n’a apparemment pas eu droit dans le commerce aux meilleures traductions françaises pendant des années, ce n’est qu’assez récemment que des réels connaisseurs s’y sont attaqués. Pour découvrir Lovecraft, je conseille Le guide Lovecraft de Christophe Thill (3,99€ en e-book) qui explore et synthétise la bibliographie de l’auteur. Et pour les amateurs acharnés, les deux imposants volumes de Lovecraft : Je suis Providence de S-T Joshi.
La prochaine adaptation manga est prévue pour le 19 septembre 2019, toujours chez Ki-oon, avec la sortie de l’adaptation de Dans l’abîme du temps.