Volume unique par Una, édité en VF par Cà et là, 170x230mm, 208 pages, 20,00€. Sorti en mars 2018.
Ce mois de mars 2019 féminin (car se focalisant uniquement sur des autrices) devient purement féministe. Les sujets abordés dans les quatre BD chroniquées jusque-là n’étaient déjà pas souvent joyeux – même si le traitement pouvait être assez lumineux – mais la BD que j’ai choisie cette fois-ci touche véritablement les sujets parmi les plus sombres et les plus sordides qu’on peut trouver. C’est pour ça que j’ai mis longtemps à l’ouvrir et que ce mois de mars féminin m’a donné l’impulsion nécessaire pour m’y mettre. Il s’agit de L’une d’elles d’Una chez Çà et là.
Cette BD a d’ailleurs reçue le prix Artémisia du « combat féministe » en janvier 2019. On peut difficilement faire plus approprié que ça.
Una a 10 ans en 1975 quand débute l’affaire de l’Éventreur du Yorkshire, la région d’Angleterre dans laquelle elle habite avec ses parents et sa grande sœur. Un nouvel « éventreur » anglais qui fera au moins treize victimes, toutes féminines, et dont l’arrestation prit six longues années.
Tandis que cette terrible affaire criminelle agite les médias, la petite Una débute son adolescence en subissant une succession d’agressions sexuelles. Un tueur en série misogyne d’un côté, une jeune fille brisée par la violence sexiste de l’autre…
Oui, le sujet est rude. Et non, son traitement par Una n’a rien de léger ou de lumineux. On est dans l’Angleterre brumeuse, pré-Thatcher, sur fond de grèves, d’alcoolisme, de violence conjugale.
Una est une petite fille rêveuse, solitaire, pleine d’imagination. Personne ne s’occupe vraiment d’elle. A l’école, elle est un peu mise de côté, trop décalée. Elle a 10 ans et un homme profite d’elle. Elle ne comprend pas, ne sait pas, ne dit rien. Puis viendront d’autres hommes, comme attirés par sa vulnérabilité de petite fille avide d’amour et déjà brisée sans le savoir. C’est ainsi que se font les réputations. Elle devient la « salope » de l’école.
Pendant ce temps, un homme tue des femmes avec un marteau et un couteau. Des prostituées, des ados, des femmes seules. Certaines en réchappent mais on ne les écoute pas. Après tout, s’il ne tue que des femmes de petite vertu, ce n’est pas grave, n’est-ce pas ? Tout le monde les déteste déjà, alors pas besoin d’y mettre trop d’énergie… La police va ainsi se laisser aveugler par ses préjugés sexistes, refusant des indices, des preuves qui ne collent pas assez avec ses idées préconçues, laissant les victimes s’accumuler.
Una grandit en entendant les médias parler des prostituées tuées, celles dont la vie ne vaut pas assez pour qu’on s’en inquiète. Elle la « salope » de son école voit d’autres « salopes » abandonnées dans le caniveau, dégradées par la police et les médias bien contents de pouvoir dérouler leurs diatribes sexistes, leur « slut shaming« , leur « victim blaming » au fil des pages, des recommandations de prudence pour les femmes. On leur conseille de ne pas sortir seules le soir, voire de ne plus sortir du tout, on interroge leur tenue, leur comportement, leur moralité. On excuse les abus, les violences, les agressions.
Una passe les six ans d’activité du tueur du Yorkshire à tenter de survivre face aux abus, aux hommes agresseurs, aux insultes, au manque d’écoute, aux psy incapables de comprendre les multiples signaux de détresse que cette ado leur balance à la tronche à chaque séance. Elle passe six ans à se demander si elle ne sera pas la prochaine victime oubliée sur le bord d’une route puisque elle aussi, après tout, ne doit mériter que ça.
L’autrice apprend à faire son roman graphique au fur et à mesure de sa réalisation. Elle ne joue pas selon les règles habituelles de ce genre de format, elle teste, expérimente, joue avec les mots, les formes. Ce n’est pas toujours totalement compréhensible. On chemine au travers du regard d’une ado torturée, accumulant les mauvaises rencontres, devenant pratiquement un symbole vivant de tout ce que la société contient de misogynie pure, de haine des femmes sans limite, sans scrupule, sans la moindre once de culpabilité. Car le sort horrible subi par les femmes, que ce soit les victimes comme Una ou celles du tueur du Yorkshire, leur est totalement attribué, comme si les hommes qui leur faisaient ces horreurs n’étaient que les exécutants d’une justice divine, jamais responsables, jamais coupables.
Sur quelques 200 pages, Una nous raconte donc son histoire, sans jamais avoir besoin d’aller dans les détails, dans les descriptions graphiques, tout en sous-entendus, en silences qui sont autant de coups dans la tronche. Car le silence, c’est tout ce qu’elle a connu comme « soutien », seule face à la violence des hommes qui venaient simplement prendre ce qui leur semblait leur revenir de droit. Elle mêle son récit personnel à la traque de l’Éventreur du Yorkshire, avant de proposer une approche plus factuelle, avec des chiffres, des arguments, toute une partie de recherche féministe sur la société qui permet à une telle mentalité (encore en cours aujourd’hui même si ça bouge… un peu) d’exister et d’accumuler toujours plus de victimes.
Ce n’est évidemment pas une BD plaisante à lire. On la sent bourrée de colère, prête à hurler pour contrebalancer les années de silence et de non-dits. On finit pourtant par ne plus réussir à décrocher, tant c’est passionnant malgré tout le poids de ce qu’elle décrit, raconte, explique. Elle décortique, examine et épingle tout ce qui permet à une société de continuer à laisser des hommes tuer des femmes sans que ça ne semble pouvoir remettre en cause autre chose que la responsabilité individuelle de ces dernières. Elle explore au delà de l’Angleterre des années 70, revient sur des cas connus, des personnalités longtemps appréciées jusqu’à ce qu’on découvre leurs secrets sordides…
Sa BD est un puissant manifeste féministe, un cri qui doit être entendu, le cri de millions de petites filles, d’ado, de femmes trop vite oubliées.
Et notamment celui des treize victimes du tueur du Yorkshire dont le portrait clôt le volume (je pense)…
« Pourquoi, pour de nombreuses sociétés du globe, l’idée que les femmes et les filles n’ont que ce qu’elles méritent est-elle plus facile à accepter que le fait que des hommes violents causent le malheur de millions de personnes partout dans le monde, en temps de guerre comme en temps de paix ? »
(L’une d’elles, page 112)
« Le changement prend du temps, direz-vous.
Nous avons quelques milliers d’années. Combien de temps encore devrons-nous attendre avant de nous débarrasser de ce poids mort ? »
(L’une d’elles, page 163)