Volume unique par Lucia Biagi, édité par Çà et là en mai 2015, 170×240, 160 pages, 16,00€.
J’ai profité des Parasoldes de l’éditeur Çà et là pour me procurer notamment deux BD de Lucia Biagi (en version papier plutôt que numérique comme je l’avais prévu au départ, dommage pour mes étagères…) dont Point de fuite.
Sabrina, jeune italienne de 25 ans, vit plus souvent chez son copain Stefano que chez ses parents. Vendeuse dans un magasin de vêtements, elle mène une vie sans histoire, entre les vacances avec son amoureux, les prises de bec avec sa mère et les sorties avec ses amis. Jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte et décide d’avorter.
Rentrer dans Point de fuite n’est pas forcément évident. Le trait est plutôt naïf, simple, en bichromie jaune et bleue. Sabrina est un personnage assez abrupt, déterminé à comprendre les choses jusqu’à entêtement. Que ce soit le fonctionnement d’un jouet d’œuf Kinder ou les mécanismes de la grossesse.
Dans Bad Feminist, l’autrice Roxane Gay s’interroge sur notre besoin constant de juger de la sympathie ou de l’antipathie que nous inspire un personnage de fiction. On va facilement accepter un personnage présenté comme sympathique même s’il en est invraisemblable et rejeter un autre plus antipathique alors que justement, ce sont ses failles, sa manière de refuser de se coller dans un rôle pour plaire aux autres qui le rendent plus humain. C’est exactement l’impression que me donne Sabrina.
La jeune femme n’a pas un caractère facile. Explosive, elle démarre au quart de tour pour certains détails tout en paraissant nettement plus blasée et sans réaction par rapport à d’autres. Dans une Italie frappée par la crise économique, son caractère et son franc-parler ont tendance à ne pas faire l’unanimité chez les employeurs. Ce qui n’arrange guère la relation avec sa mère.
Bref, Sabrina est une jeune femme de notre époque, humaine, avec ses défauts, ses faiblesses, ses mauvaises décisions et ses peurs. La découverte de sa grossesse rompt un équilibre déjà précaire.
La grossesse et l’avortement qui suit sont des déclencheurs de la remise en perspective par Sabrina de sa vie. Si elle tombe sur un premier médecin qui d’office lui conseille d’autres alternatives à l’avortement, le focus de l’histoire n’est clairement pas là-dessus. La jeune femme n’a aucun doute sur la question et se retrouve plutôt à angoisser par rapport au délai de douze semaines pour pouvoir y accéder.
Une angoisse d’attente qui finit par l’obséder, lui mettant les nerfs à vif, la rendant d’autant plus difficile avec son entourage. Certains vont mettre les pieds dans le plat (et en subiront les conséquences physiques douloureuses), d’autres vont s’inquiéter, et au milieu, Sabrina va perdre pieds, sans vraiment savoir pour quoi, ni comprendre ce qu’elle ressent. Pas de doutes, pas de regrets, juste une sorte de crise existentielle où elle va perdre ses repères et devoir s’activer pour retrouver un équilibre.
Elle, comme son entourage propre, vont vivre ces quelques semaines d’attente et l’après chacun à leurs manières. Pour Sabrina, sa réaction face aux difficultés est toujours dans la fuite… mais jusqu’à quand et pour quelle conséquences ?
Comme dit au début, le trait en lui-même est très simple et pourrait donner l’impression qu’on va se retrouver face à un récit lui-même assez basique. Et pourtant, au fil des pages, des nombreuses scènes sans dialogues, des choix de dépeindre tel ou tel jour et pas d’autres, de donner la parole sur quelques pages à Stefano, Lucia Biagi parvient à donner corps à son héroïne, à rendre sa fragilité et son besoin de retrouver ses marques après un événement anecdotique pour certaines femmes, et marquants pour d’autres, sans aucune forme de jugement moral. Un peu à la manière de Ulli Lust dans Trop n’est pas assez (mais en moins extrême) où là encore, une jeune femme avait besoin de bouger pour se sentir exister et trouver ses marques dans une vie d’adulte à laquelle finalement rien ne nous prépare vraiment.
Bref, une BD plutôt intrigante qui me donne envie de rapidement découvrir Sestrières, son second titre paru chez Çà et là.