Volume unique par Ulli Lust, édité par Çà et là en novembre 2010, 170×230, 464 pages, 27,00€.
C’est en novembre 2017 à l’occasion de la sortie d’Alors que j’essayais d’être quelqu’un de bien que je découvre l’existence du précédent volume autobiographique d’Ulli Lust, paru en 2010 déjà chez Çà et là, Trop n’est pas assez (récompensé en 2011 à Angoulême et au prix Artémisia).
Début des années 80 à Vienne en Autriche. Ulli, 17 ans, traîne de baraque en baraque avec ses potes punk. Elle s’ennuie et veut vivre pleinement. Quand elle rencontre Edi et que celle-ci lui propose de partir en Italie sans bagage ni argent ni passeport pour passer l’hiver au bord de la mer, elle saute sur l’occasion.
Ce pavé de 460 et quelques pages est impressionnant. Tant par l’objet lui-même que par son contenu.
Dès les premières pages, Ulli Lust pose le décor : ado et jeunes adultes désabusés, squattant les demeures familiales sans autre but que glander, profiter et se marrer avec les amis. Pourquoi s’embêter à rester sagement dans les limites imposées par une société qu’ils jugent tous idiote, ennuyeuse et sans intérêt ?
Ulli est néanmoins un peu différente de ses potes de glande : elle veut apprendre, découvrir, rencontrer. Pas juste attendre que le temps passe en mendiant des clopes ou de la bière. Elle a soif d’absolu, refuse d’intégrer la vie médiocre qui lui semble destinée et veut tester ses propres limites, sans s’imaginer le prix que cela peut coûter.
Quand elle rencontre Edi, elle y voit l’opportunité de partir à l’aventure. Même si sa nouvelle meilleure amie n’est pas d’une grande fiabilité : prête à coucher avec le premier mec qui se présente, elle ne s’embarrasse pas spécialement de ce que pense Ulli et n’hésite pas à l’embarquer dans tous les plans foireux, avec une totale naïveté et une irresponsabilité absolue. Ne comptant toujours que sur les autres pour la tirer des innombrables mauvais pas dans lesquels elle va se retrouver.
Et durant ce voyage en Italie de deux mois, les mauvais pas ne vont cesser de s’enchaîner. Les deux jeunes filles sont des proies idéales pour tous les mecs peu recommandables (et les autres, en fait) qu’elles croisent et si ça ne dérange pas spécialement Edi d’écarter les cuisses pour un toit ou un bon repas, Ulli n’avait pas vraiment l’ambition de n’être qu’un jouet sexuel pour tous les mecs qui la matent. Armée de sa seule volonté, de sa grande gueule et de son caractère indépendant, elle ne se laisse pas faire.
Pas encore vraiment adultes, les deux amies se lancent à l’aveugle dans un monde rempli de requins. Ulli voyait dans cette aventure l’occasion de découvrir, de s’émanciper, d’accumuler de l’expérience loin des livres de son adolescence trop sage, elle enchaîne surtout les décisions trop naïves, les désillusions, la dureté d’une vie dehors, finalement pas si libre qu’elle le croyait car à la merci du moindre sale type, du manque d’argent, de la météo capricieuse… Elle qui voulait fuir la société ne fait en fait que découvrir ses bas-fonds et ses règles sexistes où la femme est une proie. La liberté si chérie a rapidement un goût très amer, plus effrayant qu’excitant.
Pourtant, au delà de ses décisions parfois trop candides, Ulli sait se montrer raisonnable et tente de trouver sa place dans un monde qui n’a aucun respect pour elle et où elle ne peut être que perdante en tant que femme. Elle se bat, se relève toujours, et si elle galère énormément, elle dégage une telle force, une telle conviction, une telle rage de vivre et de forcer le passage qu’on continue à la suivre au fil des embrouilles et des mauvaises rencontres.
Entre les petits maquereaux violents et les mafiosi, sans compter le flair infaillible d’Edi pour prendre les décisions les plus idiotes et les plus dangereuses sans se préoccuper des risques qu’elle fait courir à Ulli, on ne peut pas dire qu’elle a connu la Dolce Vita.
Bouillonnant, âpre, rageur, touchant de sincérité, sans complaisance, Trop n’est pas assez reflète les espoirs et désillusions d’une ado en colère qui se bat constamment pour être respectée et acceptée telle qu’elle est, avec sa soif d’autre chose et son regard précis et sans complaisance sur une société machiste et hypocrite. Puissant et intense.