Film d’animation de Mizuho Nishikubo, 1h42.
Sortie en salles en France le 28 mai 2014.
Le film n’étant pas sorti dans les cinémas de ma cambrousse, je profite du Festival d’animation d’Annecy pour voir, vu qu’il y est sélectionné, L’île de Giovanni de Mizuho Nishikubo. Un beau film, qui fera sans doute penser au Tomber des lucioles d’Isao Takahata (que je n’ai pas encore eu le courage de voir), même si le réalisateur lui même n’avait pas fait le rapprochement.
Juillet 1945. Sur l’île japonaise de Shikotan vivent Junpei et son petit frère Kanta, avec leur père Tatsuo, chef des forces d’autodéfense, et leur grand-père pêcheur. La guerre est là mais elle reste assez lointaine car l’île est au nord du Japon, rattachée à Hokkaido. En août 1945, à l’annonce de la reddition de leur pays, le coup porté est dur mais la vie continue, même si tout le monde s’inquiète de savoir quand les envahisseurs américains vont arriver et ce qu’ils vont faire. Facile de s’imaginer le pire… Ce sont finalement les soviétiques qui débarquent le 1er septembre 1945, autoritaires, intimidants, prenant possession de tout. Des familles russes s’installent dans les maisons réquisitionnées et il y a peu de nourritures pour les habitants japonais. Cela n’empêche pas les enfants des deux patries de se rapprocher…
Pour me préserver autant que possible, je n’avais pratiquement vu aucune image du film, préférant me laisser le total plaisir de la découverte. Je ne le regrette pas car même s’il s’agit d’un bout de la grande histoire qu’on ne connaît pas du tout en Europe, tout nous est habilement présenté de manière à ce qu’on comprenne vite les tenants et aboutissants.
On aurait pu croire se retrouver là face à un nouveau film sur la guerre, il n’en est rien car l’action se passe immédiatement après et il n’est même pas question des bombes atomiques. Shikotan est une toute petite île de 300 habitants et la guerre est restée assez loin sur les terres plus grandes. La fin des hostilités, en dehors de l’aigreur de la défaite, ne change donc rien à leur quotidien, en dehors de la peur des représailles.
Quand elles arrivent, sous la forme de bataillons soviétiques, la vie de Junpei et Kanta bascule. Mais loin de se la jouer binaire, le réalisateur garde une certaine subtilité et si les soldats effraient par leur attitude parfois quelque peu bête et méchante, ils sont aussi parfois capables de gestes simplement humains dans le bon sens du terme.
Après tout, tous les protagonistes de cette histoire vivent la même souffrance : les Japonais de Shikotan se font spolier leur maison puis leur terre et ont peu d’espoir de revenir chez eux, les Russes qui s’installent à leur place ont dû également quitter leur terre d’origine sans billet retour… et on a même un autre point de vue asiatique, avec une coréenne installée à Karafuto (autrement dit l’île Sakhaline) sur l’ordre du gouvernement nippon, qui a forcé avant la guerre elle et ses compatriotes à travailler sur ces terres fraîchement acquises. Tous sont ainsi des expatriés, pantins de leur gouvernement qui ne s’embarrassent guère de considérations sentimentales quand il s’agit de politique.
L’intérêt du film est d’ailleurs de mettre en lumière un épisode peu connu de la guerre, qui se poursuit encore aujourd’hui : Sakhaline et les îles Kouriles, dont Shikotan, sont toujours sous administration russe et certaines sont revendiquées par le Japon comme faisant partie d’Hokkaido. Les Japonais de Shikotan n’ont donc jamais pu revenir sur leur île.
D’ailleurs, le premier scénario, écrit par Shigemichi Sugita, devrait être réalisé en prises de vues réelles, mais vu les problèmes politiques actuels, ce n’était de toute façon pas possible sur les lieux mêmes. D’où le passage à l’animation…
Car le propos du film n’est clairement pas politique, même s’il s’agit d’un ingrédient en arrière-plan. Ils ne voulaient prendre aucun parti pris (ce qui a provoqué la colère de l’extrême-droite japonais d’ailleurs) mais simplement rester au point de vue simplement humain d’habitants qui doivent survivre quelque soient les difficultés. Et elles sont nombreuses même si l’espoir reste toujours au bout, notamment au travers de l’utilisation du roman de Kenji Miyazawa, Train de nuit dans la voie lactée, livre favori du père de Junpei et Kanta qu’il a fait apprendre par cœur à ses deux fils. On assiste donc à de très jolies scènes, à la fois naïves du point de vue des enfants, et lourdes de sens par la suite pour le public, où ce fameux Galactic Railroad est la promesse d’un avenir radieux et enchanteur.
Il y a en fait beaucoup d’éléments qui enrichissent ce film, que ce soit au niveau de son histoire politique, onirique, quotidienne, au travers des yeux de Junpei, sans trace de haine envers les envahisseurs même s’il ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe. Le jeu et le chant sont d’ailleurs deux moyens pour que les enfants russes et japonais se rapprochent et nouent des liens bien au delà des préjugés et des peurs que la guerre aurait pu créer. Ainsi, on évite totalement le côté très manichéen dans lequel il aurait été facile de tomber, les personnages restant tout en nuances, simplement humains, avec leurs failles, leurs peurs, leurs envies, leurs joies, au delà de la langue ou du pays d’origine.
Par exemple, le personnage d’oncle Hideo est beaucoup plus nuancé qu’on pourrait le croire au départ : il apparaît vite comme un opportuniste prêt à tout utiliser pour survivre, quitte à mettre sa famille en danger… mais il reste attentif aux enfants et n’hésite pas à courir des risques pour les protéger. Tout n’est donc pas basiquement blanc ou noir, gentils ou méchants, victimes et bourreaux. Tous sont des marionnettes d’une histoire trop grande pour eux et c’est justement à eux, avec simplicité et sincérité, qu’on s’intéresse.
Le propos est équilibré, entre utilisation du roman de Kenji Miyazawa, éléments de fiction pour porter un message d’ouverture et de fraternité, et enfin les souvenirs d’un homme, Hiroshi Tokuno, qui a inspiré le personnage de Junpei. Plusieurs des anecdotes du scénario viennent de lui, et s’il ressent évidemment de la colère envers l’injustice de la situation qu’il a connue enfant, il n’en garde pas moins de bons contacts avec des familles russes de son île natale qu’il retourne voir régulièrement. Ainsi, au delà des conflits, des épreuves, des horreurs qui ont pu se produire reste une graine de simple humanité.
Techniquement, le résultat est plutôt agréable à l’œil avec un détail important : les quelques scènes contemporaines sont traitées de manière très réaliste, lignes bien droites, alors que les scènes de l’après-guerre sont plus oniriques, les perspectives ne sont pas respectées mais exagérées, les lignes sont un peu tordues… Après tout ce sont les souvenirs d’un enfant d’une dizaine d’année et comme dans Omoide Poroporo me semble-t-il, cela donne un charme tout à fait différent aux deux traitements. Une idée intéressante donc. De plus, les personnages sont dessinés très simplement pour ne pas s’embarrasser de fioritures et garder l’essence des individus au delà des traits.
Je ne révélerai rien de l’histoire proprement dites mais nous restons tout de même dans un drame et la fin aura sans doute tendance à humidifier quelques paires d’yeux. Peut-être un peu facilement larmoyant sur une scène mais nettement plus subtil dans l’émotion ensuite, avec la sensation d’une page qui se tourne, d’un cercle enfin refermé, permettant peut-être alors à certaines blessures de pouvoir enfin cicatriser.
Voilà en tout cas un très beau film, prenant, parfois drôle et léger, parfois plus rude, sans concession, mais sans lourdeur excessive malgré le sujet, avec des personnages travaillés, pas du tout binaires, et un propos qui évite tout nationalisme exacerbé (qui reste hélas une tendance très en vogue au Japon en ce moment). Une œuvre intéressante et touchante.
Une réflexion sur « L’île de Giovanni »