Volume unique par Moyoco Anno, édité en VF par Kana, en VO par Shodensha.
Sens de lecture japonais, 150x210mm, 12,50€.
N’est plus commercialisé par l’éditeur.
Au fil des années, j’ai fini par accumuler bon nombre de volumes jamais ouverts, s’empilant au point de disparaître dans la masse. Depuis la fin de Mangaverse, ayant plus de temps à consacrer à la lecture, je découvre ainsi des titres enfouis sous d’autres, parfois n’apparaissant même plus dans le catalogue de l’éditeur.
C’est le cas d’In the clothes named fat de Moyoco Anno, dans la collection Made In de Kana.
D’elle, je n’avais lu jusque-là que quelques tomes de Happy Mania, qui ne m’avaient pas convaincue, ainsi que Chocola & Vanilla, visant plus jeune mais nettement plus sympathique. Ayant depuis pu tester et apprécier des œuvres de Kyôko Okazaki, dont Anno a été l’assistante, j’ai voulu continuer sur ma lancée Josei avec ce one-shot datant de 1997 au sujet toujours autant d’actualité.
Noko, jeune office lady, n’est pas vraiment la plus populaire du bureau. Même si ses collègues lui adressent la parole, elle est la cible des moqueries de Mayumi, aussi belle que manipulatrice, sachant se donner le beau rôle face à ceux qui peuvent servir ses intérêts tout en n’hésitant pas à écraser ceux qu’elle juge méprisables. Pourquoi mépriser Noko ? Car elle est grosse. Ses kilos “en trop” semblent une injure faite spécifiquement à Mayumi et elle prend plaisir à tourmenter la jeune femme, totalement soumise et docile.
Dotée d’une estime d’elle-même au ras des pâquerettes, celle-ci n’ose en effet jamais rien dire, que ce soit face aux plaisanteries ou remarques douteuses de ses collègues ou aux hurlements de son chef. Et ce n’est pas son petit ami Saitô qui l’aidera à s’affirmer. Ils sortent ensemble depuis huit ans au point que Noko ne peut se passer de lui et est prête à tout lui passer du moment qu’il lui revient. Après tout, c’est déjà une chance qu’un mec comme lui veuille bien d’une femme comme elle, pense-t-elle… Et lui est bien content d’être toujours assuré d’avoir sa place au chaud dans les bras pulpeux de son amie dont il pense qu’aucun autre homme ne pourrait vouloir. Le grand amour, quoi…
Vous pensez que Noko a une vie de merde ? Ce n’est rien par rapport à la suite. Totalement perdue, entre les tromperies de son mec, les méchancetés de Mayumi, la pression toujours plus forte de n’être vue que comme un individu de seconde zone parce qu’elle ne fait pas la taille mannequin, la jeune femme décide de maigrir. Mais comment s’y tenir quand son quotidien est parsemé de compulsions alimentaires incontrôlables ? La nourriture est son unique réponse, sa seule poche de douceur, rassurante, confortable, l’emportant loin de tout stress pendant quelques minutes, comme une drogue.
Soyons clairs, on ne lit pas In the clothes named fat pour se détendre, passer un bon moment, rencontrer des personnages sympa et rigolos. Noko, Saitô, Mayumi et les autres, tous rejettent toutes leurs fautes sur les autres, se sentant incapables d’assumer les mauvais choix de leur vie. Tous peuvent avoir des accès de lucidité mais sont trop effrayés par ce qu’ils risquent de découvrir en se regardant honnêtement dans le miroir pour pouvoir les assumer réellement. Chacun a sa manière de fuir : torturer les autres et les voir souffrir, se donner bonne conscience en s’inventant des raisons plus nobles à ses faiblesses, ou manger tout ce qui tombe sous la main. Pour Noko, c’est sûr, tout ira forcément mieux quand les kilos seront partis et qu’elle n’avalera plus rien, refusant de voir que la nourriture est une conséquence et non une cause.
Si le propos n’a rien de glorieux ou de joyeux, Anno parvient plutôt bien à retranscrire les peurs, la souffrance, les doutes, les hésitations de ses personnages, ballottés dans une société qui leur ordonne tout et son contraire, incapables de gérer les diverses injonctions qu’on nous balance constamment pour être “quelqu’un de bien”, c’est-à-dire “quelqu’un qui réussit, qu’on envie et qu’on prend comme modèle”. Les personnages d’Anno, faibles, lâches, paumés, tiraillés par la jalousie, le dégoût, l’incertitude, la haine, finissent par ne même plus savoir ce qu’ils veulent vraiment. Ainsi, personne ne pousse Noko à vraiment se demander ce qui est bon pour elle et elle-seule, alors qu’elle passe son temps à suivre les dogmes proférés par d’autres comme des paroles d’Évangile, des mantras vides de tout sens qui ne peuvent que conduire directement dans un mur quand tout finit par s’écrouler.
Il ne peut jamais y avoir aucun gagnant dans ce genre d’histoire. Il n’y a pas de fin heureuse, de joyeux mariage, de réconciliation, de grands sourires. Juste beaucoup de souffrance qui continue de s’accumuler face à une société qui continue de donner ses ordres en oubliant l’humain et ses différences. Noko peut maigrir autant qu’elle veut, elle restera pour les autres la grosse sans personnalité, sans intérêt, sans volonté qu’on peut mépriser et écraser, tant qu’elle n’aura pas trouvé en elle la force d’être qui elle est, avec les formes qu’elle veut vraiment. Encore faut-il pouvoir s’appuyer sur quelque chose, ou quelqu’un, de solide pour avancer…
Avec In the clothes named fat, Moyoco Anno nous interroge sur la pression que la société nous impose, ses injonctions pour rentrer dans le rang, comme de rentrer dans la taille 36, et les conséquences que cela peut entraîner si on accepte de s’y soumettre au point de s’oublier soi-même. Encore faut-il accepter de changer l’image qu’on a de soi si on veut espérer que les autres en changent également…
Pas de complaisance, mais suffisamment de recul par rapport aux personnages pour éviter de se laisser noyer complètement dans leur auto-apitoiement. Un peu extrême, un peu poussé, comme chez Kyôko Okazaki mais là où celle-ci laissait en même temps exploser une énergie rageuse, Moyoco Anno se laisse plus absorber par un certain fatalisme désabusé face à une société où chacun n’est plus que la marionnette qui navigue au gré des opinions de l’entourage. Peut-être n’y a-t-il après tout pas de solution face au poids écrasant des normes et des jugements qu’on nous martèle constamment…
À noter que le dernier chapitre a été ajouté au Japon lors de la sortie de la réédition de 2002. Pas sûre qu’il apporte grand-chose…
Je ne suis pas franchement fan de l’auteure, mais, comme toi, j’ai bien apprécié la lecture de cette œuvre, même si, effectivement, on n’y rigole pas des masses.
Quand je l’avais lu lors de sa sortie, je n’avais pas trop accroché. Je n’ai plus de souvenirs précis, mais à partir du moment où elle se retrouve exilée à la cave avec les autres losers absolus de l’entreprise, je m’étais dit que la série partait trop dans le délire et passait à côté de son propos initial.
Ta chronique m’a cependant donné envie de m’y replonger (merci les bibliothèques de nous permettre de lire ces one-shots pas toujours donnés et plus toujours commercialisés !) et j’ai beaucoup plus aimé. C’est peut-être parce que mi-2006 je finissais à peine mes études et que, sorti de quelques stages, je n’avais pas trop travaillé, mais à présent je ne trouve plus du tout que la série soit si délirante que ça. A part l’image de la cave qui reste assez métaphorique mais peut-être pas tant que ça, l’histoire colle malheureusement assez bien à l’atmosphère d’une entreprise. Je pense essayer de le trouver en occasion du coup. Bref, merci pour cette chronique qui m’a permis de revenir vers un titre pour lequel je n’avais sans doute pas assez de bagage pour l’apprécier à sa juste valeur à l’époque 🙂