Volume unique par Julie Maroh, édité par Glénat, 265x200mm, 152 pages, 18,50€.
Trois ans après Le bleu est une couleur chaude, Julie Maroh revient avec un nouvel album, Skandalon, toujours chez Glénat. Au programme, une star de la scène confronte la société à ses démons…
Tazane est autant adulé des uns qu’haï des autres. Chacune des apparitions de ce chanteur déchaîné est scrutée par ses fans en transe comme par les médias qui attendent son nouveau coup d’éclat. Car Tazane est un provocateur, un électron libre prêt à tout pour faire réagir. Désinvolte, torturé, passionné, il ne se refuse rien, ne s’embarrassant d’aucune limite, ne craignant pas de se brûler les ailes pour tester le monde qui l’entoure, n’hésitant jamais à choquer même son entourage le plus proche jusqu’au point de rupture.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Skandalon ne nous raconte pas vraiment d’histoire. On ne suit pas un groupe de rock, on ne sait même pas vraiment ce qu’ils font comme musique, on ne vit pas leur ascension puis leur chute. Dès les premières pages, Tazane est déjà une idole ainsi qu’un personnage plutôt antipathique assez difficile à cerner. On ne sait pas comment il était avant, si c’est le succès qui l’a changé ou si tout ce qui lui arrive est totalement voulu par lui depuis le début. On suit ses pensées et en même temps, son esprit nous reste assez hermétique, dégageant surtout énormément de colère, de fureur même, d’aigreur, de mépris, envers un monde qui semble profondément le décevoir, à moins que ce ne soit de lui-même qu’il soit déçu.
En fait, Skandalon, plutôt que de nous proposer une histoire, nous interroge énormément. Ce n’est certainement pas un album facile d’accès – comme le prouve la postface truffée de références à René Girard et Claude Lévi-Strauss -, questionnant sur notre société, les limites qu’elle impose pour permettre à ses membres de cohabiter sans que tout explose. Posant des interdits pour réguler les émotions humaines facilement destructrices, la violence inhérente au cœur des hommes. Tazane est alors un perturbateur de l’ordre établi, menaçant la société par ses excès, ses transgressions, bousculant toutes les limites, attisant l’idolâtrie des uns, la haine des autres, chacun finissant par perdre tout discernement dans le déchaînement des passions.
On sait d’avance que ce genre de personnages ne pourra avoir qu’un destin assez sombre, symbolisant les démons de l’Humanité, pécheur sacrificiel qui n’existe pas par ou pour lui-même mais uniquement par ce qu’il projette sur les autres, ce qu’il leur apporte en émotions, sensations, devenant un modèle sans personnalité propre que la foule s’approprie en lui arrachant chaque miette de son âme.
Et comme toute entité menaçant la société, c’est en la faisant disparaître que cette même société se purifie, se débarrassant de son bouc émissaire devenu au fil de ses frasques responsable de tous les maux du monde, de tous les vices humains, de tous les péchés des hommes. Ce n’est sans doute pas un hasard si sur les dernières pages de l’album, Tazane apparaît pratiquement avec un visage christique, agneau sacrificiel qui lavera le monde de ses troubles et de ses erreurs.
Si son dessin ne cherche pas la précision des corps, Julie Maroh impose son style graphique, sa mise en scène, avec un choix des plans et une gestion des (magnifiques) couleurs dégageant une indéniable personnalité, une voix rageuse, particulièrement chargée en énergie, avec des poses, des silhouettes, des visages bouillonnant d’expressivité et d’intensité. Il y a en fait assez peu de textes et énormément de pages muettes, tour à tour explosives, contemplatives, le tout faisant monter la tension tandis qu’on sent Tazane au bord du gouffre, prêt à traverser la frontière entre la simple provoc et l’inacceptable. Par dégoût de lui ? Du monde ? Du public ? De la folie marketing largement plus immorale que tout ce qu’il pourra imaginer faire, le dieu Argent n’ayant apparemment lui jamais à expier ses fautes ? De la violence sous-jacente de notre société qui préfère hypocritement jouer l’autruche et laver à grande eau ce qui aurait le culot de dépasser ?
Skandalon n’est sans doute pas facile d’accès… mais voilà une BD qui reste en tête et qui interroge, fait réfléchir, et pose des questions sur notre société d’apparence si lisse et en même temps si avide de scandales, de faits divers sordides, d’images violentes et de sensations fortes. Et ce qu’elle est capable de créer artificiellement pour faire baisser la pression d’une population hétérogène et disparate qui doit pourtant arriver à supporter l’autre pour survivre.
Ce serait mentir que de dire que je n’ai pas cherché la comparaison avec Le bleu, aussi stupide que soit la démarche, et ça explique sûrement pourquoi je n’ai pas été aussi touchée.
Malgré tout, l’œuvre est très puissante et en très peu de pages, donne à réfléchir sur les conventions, l’acceptable, le paraître. Bref, encore une fois, Maroh me surprend dans la diversité des sujets qu’elle sait traiter, et ouvre une porte vers bien plus de réflexions que le synopsis aurait pu le laisser deviner.