Volume unique par Scott McCloud, édité en VF par Rue de Sèvres, 185x255mm, 496 pages, 25,00€. Sorti en mars 2015.
Scott McCloud est principalement connu pour ses ouvrages sur la BD et la narration, comme L’art invisible. C’est donc forcément avec curiosité qu’on se lance dans la lecture de sa BD de fiction, Le sculpteur.
David Smith est sculpteur. Son art est toute sa vie. Mais il n’est pas du tout reconnu et son quotidien est frustrant et difficile. Aucune de ses œuvres ne se vend et il ne lui reste plus que quelques dollars en poche quand il reçoit la visite de son grand-oncle Harry. Qui lui propose un étrange marché : le pouvoir de créer ce qu’il veut à mains nues mais avec seulement 200 jours devant lui. 200 jours puis la mort. David accepte, il est prêt à donner sa vie pour son art…
J’avais entendu quelques critiques mitigées sur ce pavé de près de 500 pages… que j’ai pour ma part dévoré en un jour, totalement plongée dans l’esprit torturé et passionné de David.
Il n’a aucun problème d’inspiration. Les idées, il en a par centaines et son nouveau pouvoir lui permet de les réaliser facilement et rapidement. Mais est-ce suffisant ?
Très vite, il doute. Créer est une chose mais être vu et reconnu en est une autre. Seul au monde depuis les décès successifs de tous les membres de sa famille, il a viscéralement besoin d’être vu pour exister. Accablé par les critiques, méprisé par ses pairs, il s’interroge. Et s’il n’avait en fait pas le talent pour réussir, malgré toute l’envie et la passion qui l’animent ? Qu’est-ce qui fait qu’un artiste sera repéré, apprécié, célébré et un autre non ? Créer sans reconnaissance, est-ce utile ? La création est-elle une fin en soi et la célébrité un simple bonus réservé à quelques-uns, mieux représentés, plus doués pour les mondanités que lui ?
Un artiste est censé justement sortir des lignes, des voies, penser différemment, montrer le monde autrement mais accepte-t-on justement cette autre vision ou plutôt n’acceptons-nous que l’art qui nous rassure et nous réconforte en nous rapprochant de ce qu’on connait déjà ?
David a un merveilleux pouvoir et seulement 200 jours. Cette date qui paraît au départ un peu lointaine, un peu floue, devient un tic-tac obsédant au fil des jours qui passent. Chaque jour, heure perdue prend un poids énorme, rendant les suivants encore à vivre finalement invivables…
Mais David est un être humain, dans tout ce que ça signifie de paradoxal, de complexe, de narcissique, d’inconstant. Scott McCloud nous fait vivre la chute toujours plus longue et profonde de son personnage, pour qui ce nouveau pouvoir ne résout en fait pas grand-chose face à ce qu’il affronte dans la vie. Créer ne suffit pas. Il s’enfonce, s’interroge, se triture l’esprit à tenter de trouver un sens, de déterminer le chemin qu’il doit suivre. Et son regard change petit à petit à chaque rencontre qu’il fait, comme celle de Meg. Une femme tout aussi passionnée et entière que lui, cherchant également la reconnaissance dans le métier de comédienne où elle ne parvient pourtant pas à se donner toutes les chances de réussir.
Voilà un personnage féminin beau, complexe, énergique, lumineux même, y compris dans ses heures sombres qui font profondément partie d’elle-même, pour le meilleur et surtout pour le pire. Leur rencontre puis leur parcours de vie l’un à côté de l’autre sont d’une force et d’une beauté saisissantes. On ressent l’extrême complexité des rapports humains, où même tant d’amour ne semble pas toujours suffire.
David pourrait abandonner. Etre ce qu’il veut, faire ce qu’il a envie (d’autre). Une famille, un travail lambda, un hobby, une vie des plus classiques. Comme tant d’autres David Smith. Cela n’aurait rien de honteux. Renoncer à ses rêves face à la vie demande finalement aussi une bonne dose de courage pour parvenir à accepter que cette vie qu’on espérait tant n’est pas pour nous.
Mais David ne peut se satisfaire de ça. Malgré toutes les conséquences que cela peut avoir pour lui et son entourage, il s’y refuse. Il n’y a après tout pas de bons ou de mauvais choix, juste des décisions à assumer.
On pouvait s’en douter, Scott McCloud maîtrise sa narration. Jouant sur les cases, les cadrages, les jeux de mises en scène, il explore avec finesse et subtilité l’esprit de ses personnages, faisant ressentir leur extrême fragilité, leur incroyable énergie, leur volonté de vivre malgré tout, leur force d’aimer et de créer. Si l’histoire de David se concentre sur son art, sur son besoin impérieux de s’exprimer envers et contre tout, de tout tenter pour fouiller son âme, trouver l’essence même de ce qu’il veut montrer et parvenir à le dévoiler dans ses œuvres, la vie va l’obliger également à trouver sa place auprès de ses semblables dont il a, comme nous tous, infiniment besoin pour exister.
Le sculpteur est une œuvre forte, riche, puissante, touchante, poétique, parfois drôle, souvent émouvante. On a sans doute tous un peu de ce David et de cette Meg au fond de nous, une force de vie brute qui ne demande qu’à briller toujours plus…