25 mars 2023

Complément affectif

Série en 11 tomes par Mari Okazaki, éditée en VF par Akata/Delcourt, en VO par Shodensha, prépubliée dans le magazine Feel Young.
Sens de lecture japonais, 147x210mm, 200 pages, 9,99 à 10,75€.

Le Ladies, manga à destination des jeunes femmes, ne marche pas en France. La moitié des lecteurs étant des lectrices (adolescentes), autant les timides romances lycéennes et autres amourettes où la nunuche de service va s’amouracher du premier beau gosse/ténébreux/mystérieux/vampire/ voyou/tombeur (rayez la mention inutile) venu ont leur lot de fans en délire, même si ça ne marche pas à tous les coups, autant les déboires sentimentaux de jeunes femmes adultes ont tendance à se péter un talon dans l’ascension de l’escalier de la gloire et du succès commercial. Ce qui fait qu’on ne risque pas de revoir de sitôt un manga signé Mari Okazaki dans les librairies françaises, même si beaucoup ont déjà été édités chez Akata/Delcourt. Et notamment Complément affectif, dont je me suis dépêché ces derniers mois d’acheter les volumes qui me manquaient avant que la série ne soit définitivement introuvable.

Complément affectif, c’est l’histoire de Minami Fujii, jeune femme approchant la trentaine, en couple depuis sept ans avec son copain de la fac. Deux êtres unis plus par la force de l’habitude que par les liens de l’amour. Mais Fujii a une vraie passion, celle de son travail dans une grosse agence de pub. Journées, soirées, nuits, week-ends… elle est prête à consacrer chaque minute à ses campagnes et projets, constamment remaniés selon l’humeur des clients, un tantinet lunatiques.

La première qualité de Complément affectif, c’est que le quotidien de Fujii n’est pas uniquement centré sur la recherche d’un jules. Voilà enfin un personnage féminin dont l’objectif dans la vie n’est pas uniquement focalisé sur la gente masculine à séduire à tout prix, même s’il s’agit du dernier des connards ingrats et méprisants.
On peut bien sûr s’étonner de la très envahissante place que tient le travail dans la vie de la jeune femme, capable d’enchaîner cinq réunions, quatre rendez-vous avec des clients, trois tournages, dormir deux heures allongée sur trois chaises, puis repartir sur un nouveau plateau à 2h du mat’, tout ça sans apport de nourriture, de vitamines, de caféine ou d’amphet… mais la mangaka explique par la suite qu’elle n’a fait là que décrire le quotidien qu’elle même a connu quand elle travaillait dans le même type d’agence. Soyons clairs, c’est super d’avoir un boulot qu’on aime mais là, on est à deux doigts de la névrose pathologique…

Ainsi Complément affectif s’intéresse principalement aux femmes et à leur place dans le monde du travail. Une place difficile à trouver et plus encore à conserver dans un univers très masculin où le simple fait de porter une jupe peut vous faire vous retrouver à devoir servir le café avec comme seule possibilité de promotion la joie de choisir la couleur des tasses.
Mais Fujii n’est pas du genre à se laisser démonter ou impressionner, se considérant non pas comme une femme qui travaille, mais comme un individu à part entière qui doit batailler pour trouver sa voie. Et la mangaka est suffisamment subtile pour ne pas employer les grosses ficelles sexistes du méchant patron ou collègue qui traite les femmes comme les dernières des bonniches.

Au travers de Fujii, et rapidement de ses trois collègues, l’impressionnante Tanaka, l’indépendante Yugi et la pragmatique Watanabe, Okazaki nous propose quatre visages de femmes. Quatre facettes de la féminité, qui n’est pas un monolithe inébranlable comme on le chante dans les magazines féminins, mais qui peut prendre autant de visages qu’il y a de femmes.
Ainsi, Fujii s’interroge au départ beaucoup sur ce qu’est la féminité. Enviant la splendeur rayonnante et impériale de Tanaka, elle tente malgré tout de se libérer de ses préjugés, gagnant alors sa liberté quand elle s’accepte tel qu’elle est, avec ses forces et ses faiblesses. Au fil des rencontres, des expériences, des ruptures amoureuses, elle apprend à exister au delà du regard de l’autre, notamment masculin, et s’émancipe, trouvant finalement son propre rythme, comprenant ses propres attentes.

Si Fujii s’avère une héroïne très attachante, prenant le temps de s’interroger sans pour autant nous plonger dans les affres déprimants et plombants des questionnements névrotiques d’une presque trentenaire craignant de passer la date de péremption établie par la société japonaise, Okazaki a la bonne idée de nous proposer également de voir la quotidien par les yeux des autres femmes de l’entreprise.

Ainsi, Tanaka, finalement assez énigmatique, LA femme dans toute sa splendeur et ses efforts acharnés pour le rester aux yeux des autres, dépasse très vite le stéréotype de la rivale en amour tel qu’elle apparaissait au départ. Par ses piques, ses répliques et sa lucidité, elle apporte un éclairage ironique mais non dénué de tendresse sur le quotidien de ses congénères féminines dans un bain très masculin. Et son apparente indifférence ne la rend pas moins féroce en affaires pour autant.

Quant à Yugi, elle exprime plutôt la facette de l’indépendante qui a choisi une route difficile et pas toujours comprise des autres, y compris en amour, cachant ses peurs et ses doutes sous une armure d’humour noir et d’ironie désintéressée alors qu’elle est sans doute la plus affectueuse des quatre, ne manquant jamais d’épauler et d’écouter Fujii quand elle ne sait plus quoi faire.

Enfin, Watanabe est le modèle de la femme japonaise tel que le conçoit la tradition : ne se sentant pas vraiment à sa place dans le travail, n’ayant jamais pu y vivre ses aspirations profondes qu’elle-même ne parvient pas à déchiffrer, elle préfère s’en tenir au modèle de base qui veut que le monde soit pour une femme simplement l’endroit où potentiellement se trouver un mari. Sans réelle amertume, elle fait le choix de s’épanouir autrement qu’au travers de ses rêves flous, ce qui demande mine de rien un certain courage.

Courage : c’est sans doute le mot qui décrit le mieux ces femmes qui cherchent leur voie, leur place, tracent leur route sans se retourner, sans égrener un chapelet de regrets rances et aigris, acceptant les épreuves sans pour autant perdre leur humanité et leur humour. Toutes n’ont hélas pas cette chance et le destin plus ou moins tragique de certaines collègues pousse d’autant plus au questionnement sur ce qu’elles attendent de leur vie, sur ce qu’elle sont prêtes à donner, sur ce qu’elles espèrent recevoir.

Bien sûr, les hommes ne sont pas absents de ce tableau et là encore, on a droit à plusieurs profils, aucun n’étant manichéen, aucun ne représentant le prince sur son chevalier blanc. Chacun a sa propre personnalité, très différentes les unes des autres et on est bien loin d’une image viriliste sans accroc. Ils ont aussi leurs propres rêves à réaliser.
Tous les personnages de Complément affectif, homme ou femme, ont leurs failles, leurs peurs, leurs doutes, leurs faiblesses et Okazaki parvient à merveille à les exprimer avec beaucoup de lucidité et de tendresse. On les suit avec d’autant plus d’intérêt qu’ils évoluent au fil des pages et des mois, voyant leurs relations se développer ou s’effilocher au fil du temps qui passe, de la distance qui s’installe, dans les yeux ou entre les corps.

Comme toujours, le trait d’Okazaki est particulièrement élégant, dégageant toujours autant de sensualité et de délicatesse. Les scènes d’amour, ne jouant jamais sur la crudité ou l’érotisation vulgaire, sont finalement peu nombreuses et certaines dégagent une réelle tendresse, une touchante douceur, quelque chose de beau qui rend très bien compte du lien qui peut unir deux personnes qui se sont enfin trouvées.
Si la narration très éclatée de la mangaka est au départ un frein pour se plonger dans la lecture, donnant un premier tome pas forcément évident à dépasser, elle permet ensuite, une fois le rythme pris, de développer d’autant plus les pensées et introspections des personnages, mêlées aux actes de leur quotidien souvent trépidant.

Dans Complément affectif, les hommes ne sont pas des créatures fortes et invincibles que rien ne touche, les femmes ne sont pas des nunuches idiotes incapables d’avancer et de parler d’autre chose que de leur mec ou de leur manucure. La féminité de ces dernières ne se cantonne pas à ce qu’elles portent ou se tartinent sur le visage et leur identité ne s’arrête pas à leur genre ou à leur condition maritale.
Si évidemment Okazaki décrit principalement selon le point de vue japonais, où il est assez classique qu’une femme s’arrête de travailler une fois la bague au doigt, nous montrant ainsi une société nippone en pleine évolution dans la condition des femmes qui ne souhaitent plus se cantonner au rôle de l’épouse docile et aimante qui attend patiemment son gentil mari le soir, elle parle en fait à chacune d’entre nous et de notre rapport à l’autre, notre rapport au travail, ce qu’il peut signifier et apporter, ce qu’il peut exiger et imposer également.

En fait, Okazaki au travers de ces 11 tomes (10 principaux + 1 extra) nous parle de nos vies, de nos choix, de nos attentes, de nos déceptions, de nos amours, de nos désirs, de nos doutes, de nos pertes, de nos peurs, de nos espoirs, de ce à quoi on doit renoncer, de ce qu’on n’est pas prêt(e)s à perdre, de ce qui peut nous ronger voire nous détruire jusqu’au point de non-retour, de ce qui peut nous permettre de nous accrocher malgré tout, du sens qu’on espère trouver derrière tout ça.

Dans Complément affectif, avec tendresse, humour, délicatesse, pudeur, subtilité et élégance, Okazaki nous parle de nous. Et le fait bien.

3 réflexions sur « Complément affectif »

  1. Un nouvel article très bien écrit et que j’ai pris plaisir à lire! 😀

    J’ai moi aussi été profondément touchée par ce titre réaliste et captivant, vraiment émouvant, et qui donne à réfléchir de par ses dialogues justes, tandis qu’on s’extasie sur la finesse et la douceur des dessins…

    Un grand merci à Akata/Delcourt de nous avoir proposé cette série pourtant casse-gueule commercialement, comme tu le soulignes! N’hésitez pas à vous le procurer tant que c’est encore possible, de mémoire le tome 2 est le plus introuvable (et l’éditeur m’avait répondu qu’une réimpression ne serait pas envisagée…).

  2. « …avant que la série ne soit définitivement introuvable. »

    Ça me fait un petit pincement au cœur de réaliser que Complément affectif, c’est trop bien, mais qu’a priori plein de monde ne le saura jamais (pareil pour Maison Ikkoku etc.).

    Sinon j’ai lu ta chronique avec un sourire banane tout du long ^^

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