Volume unique par Thomas Cadène et Benjamin Adam, édité par Dargaud en octobre 2019, 225x298mm, 240 pages, 27,00€.
Disponible en version numérique à 16,99€.
Après Alt-life avec Joseph Falzon (dont un second volume devrait arriver cette année), Thomas Cadène reste dans la science-fiction, cette fois-ci avec Benjamin Adam, avec qui il avait déjà collaboré à l’époque de la série Les autres gens. Ensemble, ils nous proposent Soon chez Dargaud en octobre 2019.
Terre, 2151. Le monde a profondément changé après un XXIème siècle confronté aux conséquences désastreuses des activités humaines. La population a été divisée par 10 et l’Humanité doit encore, plus que jamais, retenir les leçons des 150 dernières années.
Simone est la commandante de la mission Soon 2. Avant son départ depuis longtemps attendu, elle veut profiter de ses derniers jours avec son fils Youri qui ne comprend pas son engagement.
S’il y a une lecture parfaite en cette période de confinement, c’est bien celle-ci ! Idéale pour vous faire cogiter sur les idées dont elle regorge, ce qu’elle nous montre de l’être humain, que ce soit l’individu ou l’Humanité tout entière.
Le récit alterne entre deux narrations, chapitre après chapitre : d’un côté, les pages en bleu nuit, façon BD reportage – que Benjamin Adam connaît bien pour avoir travaillé pour La revue dessinée ou Topo – où Simone raconte l’Histoire de la vie, de ses origines à son époque. C’est absolument passionnant, très ludique, documenté, à tel point que quand on attaque la période purement fictionnelle, on a l’impression de lire un livre d’Histoire (réussi) qui nous narre ce qui va nous arriver dans les années à venir. Fascinant et terrifiant car ces décennies post-2020 n’ont évidement rien de très optimiste, comme on s’en doute. D’autant plus avec la pandémie actuelle qui apporte une résonance particulièrement glaçante…
De l’autre, on suit la vie de Youri, jeune homme de son époque, ayant grandi dans un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec le nôtre, où notre mode de vie destructeur et irresponsable est mis en scène dans des musées pour garder vivante la nécessité de changements auxquels l’Humanité doit se contraindre pour éviter son extinction.
Mais Youri n’est pas n’importe qui : c’est le fils de Simone Jones, la commandante de Soon 2, la prochaine mission spatiale décidée depuis des années, qui doit permettre à l’être humain de se donner une nouvelle chance. Sa mère va partir d’ici peu et le jeune homme ne voit ça que comme un abandon, pur et simple. Il accepte néanmoins de partir faire un tour du monde avec elle, pour peut-être prendre conscience des raisons profondes de son engagement pour une Humanité toujours en équilibre précaire. Il va pouvoir explorer les quelques nouvelles villes de la planète, dans toute leur diversité, avec notamment le jeu des couleurs dont les habillent les deux auteurs pour chaque chapitre.
Cette nouvelle Terre imaginée par Thomas Cadène et Benjamin Adam est un trésor d’imagination, d’autant plus qu’elle est en fait infiniment simple. Au fur et à mesure de la lecture, on en apprend plus sur ce qui s’est passé dans les années 2030 – 2050, ce qui a radicalement changé la donne et on en découvre les conséquences dans le tour du monde de Simone et Youri. Aussi fascinant qu’ingénieux. Difficile de ne pas se sentir happé par ce qui est décrit, tant cela semble parfaitement vraisemblable (presque terriblement évident, ce qui rend ça d’autant plus terrifiant). On parle souvent de l’instinct de survie de l’être humain, on devrait nettement plus parler de sa tendance à l’auto-destruction, continuant à faire ce qui le tue sans sembler pouvoir s’arrêter.
Si l’Humanité de Soon est toujours là, c’est uniquement parce qu’elle a fini par suivre la seule alternative qui lui restait si elle espérait pouvoir survivre encore un peu. Et a donc dû faire taire, au moins momentanément, ce qui est présenté dans la BD comme les huit géants à combattre : l’orgueil, la démesure, l’inconséquence, la surconsommation et autres délires humains qui nous conduisent chaque jour un peu plus près du gouffre.
Mais ce nouveau monde qu’on nous présente est loin d’être idéal : suivre strictement des règles n’a jamais fait partie des plus grandes qualités humaines sur le long terme (kof kof confinement kof kof). Et ce qui nous était montré au départ comme un monde uni face à l’adversité expose ses fractures quand on gratte un peu, en visitant les nouvelles villes avec Youri.
Il y a ceux qui suivent les règles strictement, parfois en y croyant vraiment, parfois simplement par habitude, restant en mode survie, et il y a ceux qui ont repris leur route depuis un moment, par choix ou par nécessité, voire qui n’ont jamais compris ces règles, n’y ont jamais adhéré. L’Humanité est loin d’être unie et il n’y a aucune réponse parfaite pour permettre à chacun de trouver sa place.
Youri, comme un enfant-bulle resté toute sa vie protégé dans l’ombre de sa glorieuse mère, lui ressemble en fait beaucoup plus qu’il ne le croit : lui aussi a soif d’aventures et de découvertes. Il doit créer son propre chemin, qui ne passera pas forcément par le suivi de règles qui ont fait toute la vie de sa mère. Quitte à quitter les sentiers balisés des villes sous bulle et des combinaisons.
Au delà de tout ce que nous raconte Soon sur nous, je retrouve dans cette BD ce que j’ai aimé dans les séries de Damon Lindelof comme The Leftovers (dont je sais que Thomas Cadène est un grand fan) ou Watchmen : nous parler autant du grand que du petit. Nous montrer un portrait global d’un groupe face à une tragédie (The Sudden Departure dans The Leftovers, la catastrophe de Manhattan dans Watchmen, la… quasi-extinction de l’Humanité dans Soon) puis petit à petit se recentrer sur un couple (Kevin/Nora, Angela/Car, Simone/Youri) qui devient le pivot de tout, le référent autour duquel tout s’articule, dont on explore la relation en profondeur avec subtilité et sensibilité. Permettant alors autant de toucher à l’essence du groupe qu’à l’intime de l’individu face aux autres.
Soon est de ces lectures qui restent en mémoire. On y revient constamment, on explore chaque détail dont l’histoire fourmille (le télescope James Webb toujours pas parti en 2034 ? Pitié !!), se nourrissant de notre passé et présent communs pour présenter un futur crédible (et pas super enviable) un peu à la manière d’un Interstellar (impossible de ne pas y penser, notamment par la relation entre Cooper et sa fille Murphy).
Cela touche à tant de domaine (la physique, la psychologie, la sociologie, l’Histoire, la biologie, etc.), cela explore tellement de facettes qu’on peut y réfléchir encore et encore tout en savourant une fiction ingénieuse et complexe, profondément touchante, avec également ses moments d’humour. Les personnages imaginés par Adam et Cadène sont complexes, développés, multi-facettes (Andréa !!), terriblement attachants par les failles qu’on ressent en eux.
L’Humanité finit-elle par survivre dans Soon ? Allez savoir. Peut-être finit-elle rattrapée par ses “géants”, ses démons qui la pousseront de nouveau à exploiter sans réfléchir aux conséquences. On le sait, l’Humanité a mauvaise mémoire : 70 ans après les horreurs de la Seconde guerre mondiale, tandis que les derniers survivants disparaissent, la mémoire de ce qu’ils ont enduré s’étiole malgré tous les monuments et les mémoriaux que certains ont érigés en espérant en faire des repères intemporels qui nous empêcheront de recommencer les mêmes erreurs. Mais on oublie déjà…
Ou peut-être apprend-elle enfin de ses erreurs et commence-t-elle à mûrir et accepter ses limites, prête à les repousser sans pour autant y perdre son âme… et son droit d’exister.
Parce qu’il y a tout de même quelque part toujours une lueur d’espoir qui brille quand l’humain donne le meilleur de lui-même.
Soon est une extraordinaire découverte que je ne pouvais pas faire à un meilleur moment qu’actuellement, en plein confinement à cause d’une pandémie. Elle regroupe tout ce que j’aime, la SF, l’espace, l’humain et sa psychologie si complexe, la (géo-)politique, les sciences, les questionnements, une narration documentaire mêlée à une fiction prenante, des relations humaines subtiles et riches…
Est-ce que je l’ai en version papier et est-ce que je l’ai rachetée en version numérique pour les images de cette chronique ? Sans hésiter !