Série en 2 tomes par Emil Ferris, éditée en VF par Monsieur Toussaint Louverture en août 2018, 204x265mm, 416 pages, 34,90€.
C’est en juillet 2018 que j’entends parler d’une œuvre phénomène en passe de paraître en version française, chez un éditeur dont je ne connais rien. Intriguée, je la précommande et attends sa réception avec impatience mi-août. Il s’agit du premier tome de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris chez Monsieur Toussaint Louverture.
Fin des années 60, à Chicago. Karen, 10 ans, vit avec sa mère et son grand frère Deeze au sous-sol d’un immeuble un peu délabré. Elle aime les monstres, passionnément. Loups-garous, vampires, créatures de Frankenstein et autres morts-vivants peuplent son imaginaire en permanence. Quand sa voisine, la mystérieuse Anka Silverberg, est retrouvée morte, elle ne croit pas au suicide et commence sa propre enquête…
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est de ces œuvres précédées de critiques tant dithyrambiques que leur lecture est une épreuve en soi. Face à une telle pluie d’éloges, crainte d’être déçue, de ne pas voir ce que d’autres semblent avoir perçus, ou même de simplement s’être fait avoir par un pur buzz marketing pour vendre une BD qui ne le mériterait pas.
Il n’en est rien ici. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une œuvre d’une telle richesse, d’une telle complexité et d’une telle beauté graphique et narrative que tenter d’en faire une chronique ne lui rendra pas justice, au point que c’en est presque paralysant.
Je pourrais vous parler du parcours hors norme de son autrice, tombée dans le coma après une piqûre de moustique lors de son quarantième anniversaire, incapable ensuite de se servir de ses mains, qui a dû tout réapprendre avec acharnement, finissant par sortir diplômée d’une école d’art. Pour travailler six ans sur cette série de 800 pages (400 pour ce premier tome), quasi-impossible à faire éditer pour finalement être encensée par les plus grands du métier.
Mais on va tenter de se concentrer sur l’œuvre elle-même.
Années 60, Chicago. Son racisme, sa misogynie, sa violence. JFK a été assassiné cinq ans auparavant, Martin Luther King va subir le même sort d’ici peu.
La jeune Karen tente de faire sa place, entre une mère “moitie irlandaise des Appalaches, moitié indienne de …”, superstitieuse mais aimante, et un grand frère dragueur, beau gosse tatoué qui nourrit l’imaginaire de sa petite sœur avec des sorties aux musées pour admirer des peintures et des magazines d’horreur qu’elle dévore.
Evidemment, l’école catholique, avec les sœurs très strictes et les camarades toujours prêts à taper sur la brebis galeuse, ne fait pas partie de ses meilleurs moments. Pourquoi s’enfermer dans ces savoirs académiques quand tout ce qu’elle espère, c’est de devenir un monstre, un vrai, pour enfin être à sa place, aux côtés des laissés-pour-compte, des mal-aimés, des rejetés, des sales gueules, des trop excentriques ?
Et puis il y a Anka Silverberg, la jolie voisine du dessus qui, tous les matins, lui donne un petit “sandwich au pain” avant son départ pour l’école. Une femme mystérieuse dont Karen va plonger dans le passé quand elle sera découverte morte le jour de la Saint Valentin. Qui pouvait donc en vouloir à Anka ?
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une œuvre multi-facettes, qui nous balade aussi bien dans l’Allemagne des années 30, au cœur des bordels, en proie aux appétits pour le coup monstrueux d’hommes sans scrupules, puis dans des camps de la mort nazis où l’horreur est à son comble, que dans le Chicago pauvre des années 60.
Rien d’étonnant à ce que Karen se réfugie dans un monde de monstres face à un environnement aussi dur et cruel que son quotidien, où les monstres ont visage humain mais cœur de pierre. Karen se sait différente et cette différence la nourrit, lui permet d’avancer, de gagner en force et en assurance.
Mais la mort de sa voisine est juste la première épreuve qu’elle devra affronter. Son entourage aimant, sa mère et son frère, son rempart contre la cruauté du monde, contre le rejet et le mépris, tout risque alors de basculer. Tandis que MLK est assassiné, que les plus démunis souffrent et pleurent un modèle face aux injustices, Karen doit elle aussi affronter l’explosion de son monde d’enfant.
Emil Ferris décrit avec une sensibilité, une subtilité et une justesse incroyables le quotidien et les pensées de son héroïne. Sorte de journal intime rythmé par les couvertures magazines d’horreur, où Karen raconte aussi bien ses rêves, ses peurs, ses coups de cœur, ses premiers émois interdits, ses plongées dans les peintures admirées dans les musées, ses colères, sa recherche de la vérité sur Anka. Sans jugement, sans œillères, sans misérabilisme ni complaisance. Le Chicago des années 60 est peint sans fard, avec une sincérité troublante, mais jamais avec voyeurisme glauque. Les horreurs se ressentent profondément mais ne sont pas montrées graphiquement.
Drame familial, quête historique, critique sociale, mais avant tout hymne à la différence, à ceux et celles qui sortent des normes, volontairement ou pas, continuant à avancer dans une chienne de vie malgré les coups, les injures, le mépris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est un vibrant, fascinant et exaltant cri d’amour, emmené par une maestria graphique ébouriffante (au stylo bille a priori), d’une précision et d’une puissance remarquables. La lecture est souvent éprouvante, tant elle prend aux tripes, bouleversante, jouissive.
Le tome 2 est prévu aux USA pour septembre 2019, il faudra donc attendre encore de longs mois pour avoir une chance de clore cette aventure en version française. Mais le très beau travail réalisé par Monsieur Toussaint Louverture pour nous la faire vivre vaut très largement le détour.
Très content que cette bd t’ait beaucoup plu.
“Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une œuvre d’une telle richesse, d’une telle complexité et d’une telle beauté graphique et narrative que tenter d’en faire une chronique ne lui rendra pas justice, au point que c’en est presque paralysant.”
Ben, ça va, tu t’es super bien débrouillée. 🙂
Vraiment ? Merci !
Quelle lecture…