Volume unique par Guy Delisle, édité par Dargaud en septembre 2016, 170x240mm, 432 pages, 27,50€.
Première chronique sur une oeuvre de Guy Delisle sur AfterM mais voilà déjà des années que je connais et apprécie cet auteur. Notamment son superbe Chroniques de Jérusalem (Fauve d’or Angoulême 2012) et auparavant les très instructifs Shenzhen et Pyongyang en 2003. Mais cette fois-ci, l’auteur se met au service de l’histoire d’un autre dans S’enfuir, récit d’un otage.
En juillet 1997, Christophe André travaille depuis trois mois pour MSF à Nazran en Ingouchie, à l’ouest de la Tchétchénie. C’est sa première mission humanitaire. Dans la nuit du 2 juillet, il est réveillé par des hommes armés qui le kidnappent. Il ne comprend rien, croit qu’ils veulent l’argent du coffre. Il se retrouve enfermé dans un immeuble de Grozny. Son quotidien d’otage vient de commencer…
Guy Delisle met donc son talent au service de Christophe André et de son incroyable histoire. Sur plus de 400 pages, il raconte son quotidien, bourré de questions, d’incertitudes, de doutes, de peurs, d’espoir aussi. L’espoir de pouvoir rapidement retrouver ses proches, de sortir de cette pièce où on l’enferme attaché à un radiateur. Mais le quotidien d’un otage rend l’espoir douloureux. Comme il le dit lui-même “Etre otage, c’est pire qu’être en prison. En prison, tu sais pourquoi tu es là et à quelle date tu vas sortir. Quand tu es otage, tu n’as même pas ce genre de repères. Tu n’as rien.”
Les questions ne cessent de s’enchaîner dans sa tête. Il n’a rien d’autre pour tuer le temps. Et les heures peuvent être longues quand on ne sait pas quand arrivera la fin.
Le récit de ces longues journées où le cerveau mouline m’a beaucoup fait penser au Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Dans lequel un homme est enfermé par les nazis durant la Seconde guerre mondiale dans une chambre d’hôtel où il n’a absolument aucune distraction disponible. C’est une torture psychique, où le temps est le bourreau et l’esprit l’instrument de torture. Détruire un individu en l’empêchant d’avoir une occupation qui puisse donner un sens à ses journées. Le personnage de Zweig trouve alors les échecs pour permettre à son esprit de résister.
Christophe André aura pour lui sa passion de l’histoire militaire, se racontant de grandes batailles napoléoniennes ou de la guerre de Sécession pour ne pas craquer. Aujourd’hui, on a même donné un nom à cette maltraitance psychologique dans le cadre du travail : le bore-out, radical pour briser quelqu’un et si facile à mettre en place…
Mais Christophe André n’est évidemment pas un employé qu’on veut briser, c’est un otage qui n’a pas la moindre idée de ce qui se passe au delà des murs qui l’enferment. Que font ses collègues pour le libérer ? Y a-t-il négociations ? Quand pourra-t-il enfin sortir et reprendre le cours de sa vie ?
Chaque minuscule changement dans son quotidien, des bruits différents, un bout de routine qui évolue, sont autant de bouffées d’espoir qui finissent par le tourmenter à force d’être déçues. Ne pas savoir le ronge, se faire des films le ronge, tout ce qui peut pousser son esprit à ruminer et gamberger le ronge et menace de le briser définitivement. Il tente de garder le compte des jours pour maintenir un semblant d’équilibre, parvenant à se raccrocher à chaque repas, chaque mini-sortie pour la toilette, tout en se refusant à trop sympathiser avec ses ravisseurs même si cela pourrait rendre sa captivité moins lourde. Il ne veut pas leur laisser prendre sa fierté en plus de sa liberté.
Avec sa sobriété de traits et son efficacité narrative, Guy Delisle parvient à rendre absolument passionnant les jours de captivité de son narrateur. On ne voit que par ses yeux, il ne se passe quasiment rien et comme lui, on se raccroche aux moindres changements, au moindre détail qui pourrait être un indice sur sa libération prochaine. Il n’y a aucun jugement, aucune aigreur, juste un peu de colère bien légitime face à cette situation qu’il ne peut évidemment pas accepter.
Difficile de lâcher la lecture en cours de route tant chaque court chapitre apporte autant de petites touches d’espoir que de questions sur le chapitre suivant. Je ne dirai rien sur le dénouement mais il est d’autant plus fort, incroyable, éprouvant et exceptionnel, d’autant plus exprimé par la sobriété très directe de Delisle, sa finesse et sa subtilité.
Avec S’enfuir, Guy Delisle signe encore une œuvre forte, prenante, profonde et un peu éprouvante sans être trop lourde pour autant. Il parvient à rendre l’humanité complexe de tous les personnages qu’il dessine, avec leurs paradoxes, leurs doutes, leurs erreurs, leurs questionnements. Puissant et touchant.