Volume unique par Roz Chast, édité en VF par Gallimard BD, 190x260mm, 236 pages, 25,00€. Sorti en octobre 2015.
C’est totalement par hasard que je tombe sur cette BD en librairie et que je me laisse tenter, intriguée par le sujet. J’aime les histoires de vie, de famille, les anecdotes, les petits détails qui peuvent en dire long, et surtout j’aime découvrir la manière qu’un.e auteur.e utilise pour nous les raconter, le ton, le choix de points de vue, les limites qu’il/elle s’impose face à une exposition d’une part de son intimité. Et la BD est un médium parfait pour ça…
Les parents de Roz Chast, George et Elizabeth, détestent aborder ce sujet. On ne sait jamais, cela pourrait leur porter la poisse… Sauf que même en évitant d’en parler, ils ne pourront pas y échapper. Quand Roz revient voir ses parents à Brooklyn en 2001, cela fait 11 ans qu’elle n’a pas remis les pieds dans leur vieil appartement. Ils vont avoir 90 ans, fatalement ce sujet qu’ils détestent tant va devenir plus concret…
Quand ses parents lui disent “Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ?”, Roz est soulagée parce qu’elle non plus n’a pas tellement envie parler de leurs “projets” concernant leur fin de vie. Mais avec des parents très âgés, qui ont dépassé depuis quelques années déjà le stade de “la vieillesse des pub télévisées” où de jeunes retraités font leur jogging avant d’emmener leurs petits-enfants tout sourire à Disneyland, elle est bien obligée d’y penser. Ses parents ont l’air vaillants, enfin surtout sa mère “faite comme une paysanne” dit-elle, mais il suffit alors d’une simple chute pour que les choses s’amorcent…
Avec cette BD, Roz Chast s’attaque à un tabou. Cette fameuse fin de vie qu’on ne veut plus voir aujourd’hui, qu’on cache, qu’on planque, qu’on maquille, puisque l’être humain moderne se doit d’être fort, puissant et invulnérable. Mais quand Roz commence ses visites régulières à ses parents dans ce Brooklyn crade qu’elle déteste tant, elle ne peut se cacher la réalité bien longtemps.
Au fil des souvenirs de ses parents, des anecdotes sur leur personnalité, elle nous brosse un portrait complexe de leur couple, de son enfance, de ses rapports avec eux. Des rapports pleins de tendresse et d’amour avec ce père à qui elle ressemble tant, angoissé profond, amoureux des mots, totalement incompétent dans le quotidien, complètement soumis à sa femme. Même si ses derniers mois auront usé les nerfs de sa fille, sa dégénérescence intellectuelle le rendant encore plus angoissé, totalement dépendant de son entourage, moulin à parole déstabilisé par le moindre courant d’air.
Les rapports de Roz avec sa mère sont nettement plus ambigus. Femme autoritaire, colérique, cassante, refusant la contradiction, elle a toujours mené son petit monde à la baguette et la vieillesse n’a pas vraiment eu pour conséquence de l’adoucir. Comment réussir alors à accompagner cette mère peu affectueuse dans son dernier voyage, tandis qu’elle semble s’accrocher dans un service de soins palliatifs où tout le monde hallucine de sa longévité ?
Ce récit de leurs dernières années de vie pourrait être glauque, malsain, déprimant, mais Roz Chast parvient plutôt à en faire ressortir ses aspects les plus humains et les plus bouleversants. Avec beaucoup d’humour et d’autodérision, elle porte sur eux et sur elle-même un regard sans concession mais tendre et ose aborder des sujets qui font rarement bon ménage.
Ainsi ces dernières années, entre hospitalisations, maisons de repos, logement spécialisé, sont particulièrement coûteuses (entre 6700 et 14000 dollars mensuels selon le moment) et bien que cela se passe aux USA, cela reste définitivement une question horriblement essentielle quand il s’agit de ses propres parents, quelque soit le pays.
Et puis il y a les peurs, les doutes, les douleurs, les souvenirs qui dépassent les frontières et font écho à chaque famille, au delà de ses problèmes spécifiques, de sa mécanique personnelle.
Si la BD semble bien épaisse et très remplie de textes, elle se lit étonnamment facilement et rapidement, tant le trait de Roz Chast et sa plume parviennent à raconter avec justesse et sensibilité ces moments difficiles, sans se mettre de tabous, que ce soit sur l’état mental qui part en sucette, ou les blessures physiques qui ne se referment plus.
C’est parfois féroce, souvent direct, profond, drôle, émouvant, d’une générosité sans borne. Comme dans beaucoup d’histoires de famille, sans doute…