Volume unique par Richard McGuire, édité en VF par Gallimard BD, 160x235mm, 304 pages, 29,00€. Sorti en janvier 2015.
J’en avais d’abord entendu parler sur le blog de sa traductrice, dont le billet m’avait intriguée. Puis il reçut le Fauve d’or du Festival d’Angoulême 2016, dans des conditions assez détestables (la malheureuse initiative prétendument drôle des faux prix…), rendant alors le palmarès assez invisible.
Alors qu’il serait incroyablement dommage de passer à côté d’Ici de Richard McGuire, chez Gallimard, pour tout amateur de lecture différente, fascinante, novatrice.
Dans Ici, il n’y a pas une histoire mais une multitude d’histoires de vies. L’auteur a choisi un endroit, aux Etats-Unis. Et nous entraîne sur plus de 300 pages dans un voyage temporel sans aucune limite, nous baladant aussi bien il y a 3 milliards d’années que dans 20 000 ans. Nous faisant suivre le quotidien de ce même endroit au fil des années, des siècles, sans aucun ordre chronologique.
Il explore et exploite une sorte d’espace-temps, jouant avec l’espace et le temps par succession et inclusion d’instantanés, qu’on croit d’abord sans réelle logique mais qui petit à petit écrivent de multiples histoires de vies. Espace vierge marécageux en 1203, voisinage de Benjamin Franklin au 18e siècle, intérieur d’une maison au 20e, musée du quotidien pour les curieux du 23e… Richard McGuire nous balade avec une fluidité et une habileté saisissantes au travers des siècles, jouant avec les événements de chaque vie qui traverse ses images.
Il nous offre un puzzle temporel où chaque instantané est une nouvelle brique, une pièce qui s’imbrique au fil des pages et des voyages dans le temps avec d’autres pour créer un ensemble aux multiples couches, liées chacune les unes aux autres. Ainsi, il fait se répondre les habitants des lieux au travers des siècles, jouant à emboîter les petits actes du quotidien qui restent toujours les mêmes, mettant en scène l’amour, la famille, la naissance, l’enfance, les deuils, les engueulades, les bagarres, les catastrophes, comme autant de réponses aux autres événements qui défilent sous nos yeux.
Les premières pages sont évidemment perturbantes, le temps de comprendre les règles du jeu auquel nous invite l’auteur, faisant de chaque page tournée, avec ses multiples années qui la parsèment, une nouvelle couche à insérer dans ce mille-feuilles de vies fourmillant d’inventivité.
Puis on entre totalement dans ce Tardis au format livre, on découvre, on revient en arrière, on reconnaît, on imagine, on comprend, bref on joue véritablement, faisant de notre lecture un exercice ludique demandant attention, observation… et un peu de temps car il est difficile d’apprécier l’exercice si on ne lit pas tout d’une traite.
Il y a peu de textes, des bouts de dialogues échangés au fil des années, laissant le soin au lecteur d’agencer comme il le veut, tout en donnant une ambiance précise à certaines scènes, jouant avec des thèmes précis sur certaines pages, les naissances, la musique, la perte, les déguisements…
L’objet en lui-même est une merveille : sobre, soigné, pages impeccablement imprimées, format parfait pour en profiter pleinement. Le dessin est très doux, jamais agressif, et si je ne peux m’empêcher de penser à Chris Ware, familier de ce genre d’exercice artistique, les dessins de Richard McGuire me semblent plus chaleureux, moins “chirurgicaux” que ceux de son collègue auteur.
Bref, avec Ici, c’est dans un monde totalement différent que vous entrez. Une expérience à part entière, à laquelle il faut accepter de se livrer, de jouer pour pouvoir découvrir toute la richesse et la densité de cet ouvrage vertigineux. Je n’ai clairement pas fini de leur feuilleter, encore et encore…