Série en 5 tomes par Daisuke Igarashi, éditée en VF par Sarbacane, en VO par Shogakukan, prépubliée dans le magazine Ikki.
Sens de lecture japonais, 165x220mm, 320 pages, 15,50€.
Il y a des séries dont on sait, avant même d’en avoir fini la lecture, qu’écrire une chronique dessus va être compliqué. Les enfants de la mer est de celles-là. Parce qu’elle est dense, qu’elle brasse plein de choses, qu’elle joue avec les perceptions, les mots, elle ne se laisse pas apprivoiser facilement.
En même temps, rien d’étonnant. Daisuke Igarashi n’a jamais été de ces auteurs limpides faciles à suivre : que ce soit dans Sorcières ou Petite forêt, il parvient toujours à mêler, troubler, intriguer en jouant sur les subtilités, les non-dits, les sous-entendus, laissant toute liberté à ses lecteurs pour interpréter. Et là, dans Les enfants de la mer, côté liberté, on est gâtés !
Ruka, collégienne, n’est pas ce qu’on pourrait appeler une enfant facile. Vivant avec sa mère, elle ne sait pas se lier avec les autres et vient d’ailleurs de se faire expulser de son club de hand-ball après un match agité. Elle rencontre alors un curieux garçon, Umi, en train de plonger dans les eaux noires de la baie de Tokyo. Et le retrouve le lendemain en rendant visite à son père à l’aquarium où il travaille.
Ces vacances d’été qu’elle pensait ennuyeuses à mourir vont bouleverser sa vie…
La série commence de manière classique : une ado rebelle qui ne s’entend avec personne rencontre un garçon guère plus communicatif qu’elle mais qui ne se laisse pas embarrasser par ça. Le monde des humains ne semble guère le concerner, comme s’il n’était qu’en visite, en attente de quelque chose… Beaucoup de questions assaillent très vite le lecteur : qui est ce garçon, ou plutôt qui sont-ils, quand débarque l’encore plus mystérieux Sora et ses phrases énigmatiques ? Et tous ces poissons qui disparaissent dans les aquariums du monde, que leur arrive-t-il ? Quel rôle va jouer Ruka dans cette quête de vérité ?
Ce qui au départ commençait comme une histoire très carrée, classique, rigoureuse, presque scientifique, avec ses limites, ses règles, ses évidences, ses théories, ses noms savants, bref une histoire très humainement cloisonnée, va s’affranchir au fil des volumes des barrières que notre esprit cartésien avait posées par habitude. Ruka n’est à l’évidence pas à l’aise dans ce monde très normé, régi par des codes sociaux précis à respecter impérativement pour ne pas être rejeté. Elle ne trouve pas sa place et fait parfaitement ressentir son malaise à la lecture.
Sa rencontre avec les deux enfants de la mer change radicalement la donne. De l’univers formaté et cartésien du début, on passe petit à petit, subtilement, au travers du regard de Ruka, en suivant son parcours, à un autre monde, qui la libère. Un monde où les mots ne sont qu’un moyen de communication parmi d’autres, et sans doute pas le plus efficace, où tous les sens sont en éveil, où tout ne s’explique pas. Un monde que les humains ignorent…
Car en se voyant au sommet de la hiérarchie du vivant, en s’imaginant supérieur à tout, l’humain s’est petit à petit coupé de son lien originel, oubliant d’où il venait, s’éloignant et se mettant à l’écart sans s’en rendre compte. Il perd alors le droit de prendre part ou même simplement d’assister à quelque chose de plus grand que lui, quelque chose sans lequel il ne pourrait pourtant pas être là. Quelque chose qui lui apporterait des réponses qu’il ne peut de toute façon pas (encore ?) comprendre…
Que ce soit par son trait, très personnel, travaillé, détaillé sans pour autant surcharger les pages, ou son propos, partant de l’humain et ses codes limités pour migrer au fil des pages vers l’essence du vivant, Igarashi nous emmène dans un voyage surprenant où les réponses aux questions valent finalement moins que les questions elles-mêmes.
Son plongeon dans l’océan, qui nous fait nager aux côtés de tous les habitants de ce monde marin que l’on ne connaît que très peu finalement, est une invitation permanente à observer, admirer, réfléchir, ressentir, et comprendre au delà des mots et des limites du physique. Il y a de nombreuses pages sans paroles, juste des baleines, des requins, des dauphins et autres maîtres des lieux qui dansent devant nos yeux, comme dans un ballet majestueux auquel l’homme est lié même s’il l’a oublié. Sans doute parce que dans ce monde-là, ce n’est pas vraiment lui qui mène la danse mais qu’il n’est qu’un maillon de la vie parmi d’autres.
Car c’est de vie dont Igarashi nous parle ici. De vie, de mort, de création, de naissance, d’évolution, de destruction même si rien ne disparaît jamais réellement mais prend une autre forme, au delà de nos émotions et sensations platement humaines et égocentriques. Fruit d’un univers où tout est lié, se touche, se tient, s’entrechoque, réagit, interagit… même si l’homme ne voit pas grand-chose, accaparé par ses questions sans réponses, limité par ses sens peu développés, rendu aveugle et sourd par ses certitudes.
On pouvait déjà le voir dans ses autres séries mais c’est bien dans Les enfants de la mer qu’on ressent le plus cette quête d’absolu et d’infini qui anime Igarashi. Cette série ne plaira clairement pas aux fans d’action car il se déroule finalement peu de choses et c’est plutôt par la beauté des images, des dessins, la majesté de ce qui nous est présenté, l’explosion de vie qui se renouvelle sans cesse qu’on peut être subjugués, hypnotisés, emportés dans un univers plus vaste, plus troublant, plus intrigant.
Les amateurs de réponses claires et détaillées en seront aussi pour leur frais même si on finit par se rendre compte une fois la dernière page tournée que l’ensemble porte en lui beaucoup d’éléments qui créent une toile d’informations particulièrement dense dans laquelle on peut piocher des idées au fil de nos questions.
L’auteur ne joue clairement pas la carte de la facilité mais on termine la lecture presque sereins, pensifs, un peu troublés aussi, en ayant l’impression d’avoir entraperçu quelque chose, à la volée. Comme un autre univers dont les portes se sont entrouvertes quelques secondes…
Je n’ai rien de particulier à dire si ce n’est : waouw, superbe critique.
Comme tu le dis si bien, c’est vraiment le type dont il est difficile de brosser un portrait général. Pour ma part, ce serait limité à : “Les enfants de la mer est de Daisuke Igarashi et parle de la mer.”
Je me suis malgré tout un peu perdue en route car l’histoire était effectivement très cadrée et je pensais qu’on se dirigeait plutôt vers les sciences et le mystère, mais après avoir lu Sorcières, j’ai compris que ce serait plutôt mysticisme et sens profond de la vie à fond les ballons 😀