Volume unique par Moto Hagio, édité en VF par Kazé Manga en décembre 2012, en VO par Shogakukan.
Sens de lecture japonais, 150x208mm, 19,99€.
Moto Hagio est une figure incontournable du manga. Membre du Groupe de l’an 24, réunissant au début des années 70 des femmes mangaka, les mangas étant jusque-là principalement créés par des hommes y compris les shôjo (Princesse Saphir de Tezuka est le premier du genre), elle est une des pionnières qui ont révolutionné les codes des mangas pour filles, influençant bon nombre des dessinatrices que l’on connait aujourd’hui. Il était alors plus que temps que l’on découvre enfin ses œuvres en France (une anthologie venant tout juste de sortir chez Glénat).
Le cœur de Thomas, proposé ici par Kazé Manga sous le format d’un gros pavé, date de 1975. Et il vaut mieux garder cette date en tête pendant la lecture tant le style est forcément assez différent des shôjo actuels. C’est un peu la version masculine de Très cher frère de Ryoko Ikeda (elle aussi membre du Groupe de l’an 24)… à ceci près qu’ici, il n’y a pas le jeu de manipulations, de coups vicieux et de haine que doit affronter la jeune Nanako dans son école pour filles, nettement plus cruelle et désespérée.
Ici, on entre dans une école catholique allemande du XXe siècle, réservée aux garçons. Le jeune Thomas Werner, 14 ans, se suicide un soir en se jetant d’une passerelle. La nouvelle bouleverse évidemment ses camarades dont il était le chouchou. Mais ils ne savent pas qu’avant de mourir, il a envoyé une lettre au studieux Julusmole, surnommé Juli. Une lettre d’amour, un amour auquel l’ombrageux garçon n’a jamais accepté de donner suite, niant même son existence malgré la sincérité et la force des sentiments que le jeune Thomas lui portait. Débarque alors Eric, nouvel élève dont le visage ressemble trait pour trait à celui du disparu. Une ressemblance qui va dès le départ biaiser la rencontre du nouveau venu avec Juli…
Le cœur de Thomas est sans doute un des premiers mangas de son époque à parler de relations amoureuses entre garçons. Que les amateurs de yaoi ne cherchent pas, il n’y aura rien de graphique ici, juste une capture et une exploration complète des sentiments enfouis dans le cœur d’élèves ne ressemblant guère à des individus lambda.
En effet, que ce soit chez Hagio, Ikeda ou Igarashi (pour citer des mangaka d’une même époque, au style graphique assez proche), tout est excessif, théâtral, grandiloquent, tragique. Au fil des cases, on va passer de scènes assez bavardes où les individus, très sérieux, dignes et droits, ont des étoiles dans les yeux, sortant de grandes tirades (totalement inimaginables chez n’importe quel ado de 14 ans) sur l’amour, la mort, la famille… à des cases totalement loufoques où le tempétueux Eric va s’énerver, hurler, frapper tout le monde y compris les profs sans risquer réellement le moindre problème. L’idée semble être de ne pas sembler réaliste dans les actes du quotidien, dans les comportements de leur vie de tous les jours – qui n’est là que comme prétexte pour la mise en scène – pour justement exacerber d’autant plus les émotions, les sentiments, les regards, les non-dits. Les larmes qui perlent, la douleur qui transpire par tous les pores de la peau de certains personnages, la terreur d’être rejeté, ignoré, oublié, bref vidé de toute existence.
L’amour et la mort dansent alors un ballet. Thomas aimait Juli, il a donné sa vie pour lui, dans la forme la plus dramatique et la plus théâtrale des sentiments façon tragédie grecque. Eric aime sa mère Marie, l’amour d’un petit garçon pour sa figure idéale (complexe d’Œdipe ?) même si là encore, la Mort rôde. Dès qu’il y a Amour, la Mort n’est jamais loin, rendant les sentiments encore plus purs, étincelants par leur pouvoir tragique et démesuré.
Mais au delà du théâtral qu’il faut réussir à accepter pour poursuivre sa lecture, on se retrouve là face à des enfants terrifiés à l’idée d’être seuls. Terrifiés à l’idée d’être abandonnés par ceux qu’ils aiment, comme leur famille dont ils sont séparés par l’école. Que ce soit Juli, en butte au racisme de sa grand-mère de par les origines de son père, son ami Oscar orphelin de mère et au père absent depuis des années (même si…) ou Eric qui va devoir affronter cette peur par des choix difficiles. Tous doivent grandir avec cette peur de ne pas être aimés, ou de ne pas mériter un amour parfois débordant, ou alors de ne pas savoir gérer les émotions qui les submergent.
Ainsi Juli et Eric sont deux faces d’une même pièce : le brun/le blond, le taciturne/l’exubérant, le studieux/le cancre, celui qui ne dit rien/celui qui balance tout, sans limite, sans honte, sans tabou. Et c’est cette force de vie qui habite Eric, qui habitait Thomas, qui manque justement à Juli pour dépasser ce qui l’empêche de vivre pleinement et de trouver sa voie, ses repères, créer son propre chemin, même s’il n’est pas vraiment compris par autrui.
Le cœur de Thomas est une œuvre plutôt étonnante, suivant le chemin de plusieurs élèves avec de multiples facettes, divers problèmes personnels qu’on découvre au fil des pages, sans pour autant sombrer dans le pathos le plus glauque, le plus lourd. Le chemin que Hagio fait suivre à ses personnages n’est pas facile mais malgré tout lumineux, au delà des obstacles qu’ils doivent affronter. Certes, l’histoire est un peu datée et comme déjà dit, il faut accepter les codes shôjo extrêmes côté émotion, grandiloquence, excès de tout, ainsi que le dessin là aussi très fleurs et étoiles qui scintillent dans les yeux.
De plus, le début du volume est assez lent et prend pas mal de temps à imposer son rythme, risquant de ne pas accrocher au premier abord (j’ai dû m’y reprendre à deux fois). Mais une fois plongée dans l’histoire, la maîtrise aussi bien graphique que narrative – très libre mais tout à fait lisible – est incontestable, sachant capturer les émotions les plus fragiles dans le cœurs de jeunes garçons en pleine découverte de qui ils sont et de qui ils veulent devenir.
On ne peut évidemment que regretter que Kazé Manga ait préféré s’en tenir au strict minimum, sans aucun appareil critique, aucun texte sur la mangaka, aucune postface reprenant le contexte de la création de cette œuvre, laissant donc le lecteur quelque peu aveugle sur ce classique. Dommage.
Merci pour ce texte. Pour ma part, je n’arrive pour l’instant pas à passer outre la lenteur du début, le théâtral surjoué, la dramatisation des relations, les bouclettes, etc.
Là, j’ai la version papier (mes deux tentatives étaient avec une scantrad US il y a pas mal d’années puis sur le PDF presse l’année dernière), je vais peut-être y arriver, me forcer à aller plus loin, histoire de voir si c’est si bien. En tout cas, à l’époque, Moto Hagio n’avait pas réussi à trouver son public avec Le Cœur de Thomas. Il faut dire que le thème avait de quoi dérouter les pré-adolescentes qui lisaient la série dans leur magazine de prépublication préféré 🙂
Et la chronique de l’Anthologie, c’est pour bientôt ?