20 juillet 2021

Petrograd

Volume unique par Philip Gelatt et Tyler Crook, édité en VF par Urban Comics, 158x232mm, 272 pages, 22,50€.

Grigori Raspoutine, le moine fou des Romanov, avait tout pour devenir ce personnage mythique apparaissant depuis dans bon nombre de fictions plus ou moins romancées. Origines mystérieuses, allure hirsute, destin hors du commun auprès de la famille du dernier tsar de Russie juste avant sa chute, prenant place dans un contexte pré-révolutionnaire où s’entremêlent rumeurs et vérités. Et surtout, son assassinat en 1916, augurant la chute d’un empire et la mise en place d’un nouveau pouvoir, tandis que l’Europe s’embourbe dans sa Grande Guerre.

Soyons honnêtes, ma connaissance du sujet jusque-là restait sommaire, avec quelques vagues souvenirs de cours d’Histoire se résumant en quelques mots  – 1917, chute du tsar, révolution bolchevique, Lénine – et du film d’animation Anastasia de Don Bluth. Sans doute pas la source d’informations la plus fiable qui soit…
J’allais donc me lancer dans la lecture de Petrograd de Philip Gelatt et Tyler Crook en quasi-inculte sur le sujet. Coup de bol, quelques heures avant, je tombe sur un documentaire d’Arte justement consacré aux Romanov, de Michel 1er en 1613 à Nicolas II au XXe siècle. Ce qui me permet de me familiariser déjà avec certains noms, avec les personnages de cette tragédie. Cela rend ma lecture plus confortable mais n’a rien d’indispensable néanmoins car les auteurs prennent le temps de poser le contexte précis du drame qui va se jouer sous nos yeux : l’assassinat mouvementé de Raspoutine. Pensez donc, il a été battu, empoisonné, s’est pris des balles dont une dans la tête, pour finir noyé… Une force de la nature ou un être doté de pouvoirs surnaturels comme certains le croyaient à l’époque ?

petrograd01Nous sommes en 1916. La Première Guerre Mondiale agite l’Europe. La Grande-Bretagne ne peut miser que sur son bureau des renseignements de Petrograd (Saint-Petersbourg) pour deviner les intentions du tsar, installé sur le front russe où les soldats s’enlisent dans les tranchées glaciales en attendant la mort, et surtout de la tsarine Alexandra, d’origine allemande. Deux agents, qui ne s’apprécient guère, sont en première ligne pour tenir l’Empire britannique au courant : Alley, passé maître dans l’art de la manipulation qui lui évite de se salir les mains, et Cleary, homme de terrain débarqué du front. C’est en suivant ce dernier qu’on va se retrouver plongés dans de complexes affaires d’état où intérêts étrangers et intrigues aristocratiques se heurtent tandis que le peuple a faim.
Cleary, en bon agent, joue sur tous les tableaux : d’un côté, il partage ses nuits avec Marya, paysanne bolchevique qui rêve d’un profond changement pour son pays, de l’autre, il renseigne l’Okhrana, l’impitoyable police du tsar, sur les activités des révolutionnaires, afin de gagner l’accès à quelques infos pour le compte de sa Mère-patrie. Inutile de dire qu’il navigue en eaux très troubles et qu’à force de passer du peuple aux belles cours de la noblesse, il risque deux fois plus sa peau.

La Mère-patrie justement s’inquiète que la guerre pourrait s’arrêter sur le front russe, suite à des négociations secrètes entre les proches du tsar et les allemands, Raspoutine étant réputé plutôt pacifiste. Et qui dit plus de front à l’est dit envoi des soldats allemands rendus disponibles du côté du front occidental, ce qui ne ferait guère les affaires des anglais…
Entre l’effrayant Komissarov de l’Okhrana et l’indolent Félix Youssopourov, proche des Romanov, amateur de fêtes gitanes, Cleary se retrouve sans vraiment le vouloir embringué dans un complot totalement foireux visant Raspoutine, ne parvenant pas vraiment à y voir clair dans les ambitions des uns et des autres face à la possible mort d’un des hommes les plus influents de Russie. En effet, Raspoutine est le confident de la tsarine, le guérisseur qui s’occupe de son fils hémophile, et il flotte autour de lui une réputation de débauché insatiable et de puissant moine mystique. Quelles conséquences sa mort pourrait-elle avoir précisément ?

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Petrograd se révèle être une très intéressante plongée dans la Russie de 1916, agitée par les soubresauts d’une révolution à venir, portée par une soif populaire de changement dont le tsar ne saisit pas vraiment la portée. Cleary, personnage inventé par les auteurs, devient nos yeux et nos oreilles et nous balade au milieu d’intrigues dessinant un tableau largement trop grand et trop lourd pour un homme seul. Un homme qui endosse tellement de rôles, de masques, qu’il ne sait plus très bien lui-même qui il est, ni pour quoi il souhaite réellement se battre et dans quoi s’impliquer. Un homme qui veut sauver sa peau en risquant d’y perdre son âme, ne pouvant se fier à personne, passant son temps à mentir et observer pour les intérêts de puissances bien peu intéressées par le destin de leurs marionnettes qu’elles n’hésiteront pas à lâcher au moindre coup de vent.
La lecture est plutôt intense et prenante, avec cette atmosphère d’incertitude d’une période troublée dont l’équilibre va inévitablement être rompu. La narration sait jouer des situations, des personnages, mêlant riches et pauvres, vivant dans deux mondes totalement séparés a priori mais liés néanmoins par les conséquences de quelques actes précis.
Le dessin allie les ombres et lumières, avec comme seule couleur un brun ocre qui parvient à capter une certaine ambiance, installer une lourdeur, une froideur, une crasse peut-être aussi. Les regards comptent beaucoup également, que ce soit des yeux non détaillés qui restent de simples zones sombres ou une pupille claire qui se détache et apporte force et signification. Les scènes s’enchaînent avec rythme, assez lent au départ avec pas mal de textes, de dialogues pour expliquer et situer le contexte… avant la brutale et rocambolesque mise en action du plan, avec une exécution incroyable, des gros plans impressionnants.
Si aucun des personnages n’est vraiment très attachant, on finit alors par éprouver sinon de la pitié, au moins un peu de tendresse pour Cleary, homme de l’ombre qui risque de s’y perdre, malheureux rouage d’une histoire trop conséquente pour lui. Au milieu des bouleversements de la Révolution, trouvera-t-il enfin sa place ?

Pas besoin d’être un féru d’Histoire pour se plonger dans ce comics décrivant le destin d’hommes devenus simples pantins d’un drame qui les dépasse totalement, ballottés par les flots d’une colère populaire à deux doigts d’exploser. Instructif, prenant et efficace.

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