Volume unique de Row-long Chiu, édité en VF par Akata, en VO par Yuan-Liou Publishing.
Sens de lecture japonais, 166x230mm, 304 pages, 23,50€.
Après onze ans de collaboration, Akata et Delcourt s’apprêtent à voir leur chemin se séparer une fois l’année 2013 achevée. C’est l’occasion pour Akata de devenir éditeur à part entière avec la sortie dès septembre 2013 de Seediq Bale, les guerriers de l’Arc-en-ciel de Row-long Chiu. Première BD de l’éditeur Akata, première BD taïwanaise à franchir nos frontières, première BD à parler des Seediq, peuple indigène de Taïwan. De toutes les terres d’Asie, c’est sans doute une de celles dont on entend le moins parler, c’est donc l’occasion d’en apprendre plus sur son histoire, en tout cas une part de son passé récent et particulièrement houleux.
(Note : si le terme de roman graphique serait sans doute plus approprié, je garde le terme BD dans la chronique pour ne pas alourdir des phrases, déjà potentiellement bien chargées.)
Jusque 1895, Taïwan est sous gouvernance chinoise et les peuples aborigènes de l’île peuvent vivre à leur guise. Changement complet quand les Japonais viennent occuper le territoire, provoquant un énorme choc, aussi bien culturel que purement humain. Les Seediq forment un peuple de guerriers, fiers et libres, vivant selon les traditions Gaya, héritées de leurs ancêtres. Chasse et cueillette font partie de leur quotidien d’hommes des montagnes et un jeune ne peut devenir un Seediq Bale, c’est-à-dire un « homme véritable » qu’à partir du moment où il a décapité son premier ennemi. Bref, ce n’est pas vraiment le genre de peuple à courber docilement l’échine devant la force d’autrui.
L’arrivée des Japonais, qui les qualifient de sauvages et d’animaux, les empêchant de suivre leurs coutumes, de célébrer leurs fêtes, imposant leur mode de vie, ne passe évidemment pas bien. D’autant plus que les nouveaux arrivants, sous couvert de civiliser ces « pauvres sauvages », sont surtout là pour leurs ressources forestières, faisant alors trimer les hommes avec force mépris et injures, abusant des femmes avec la bénédiction des autorités, celles-ci ayant ordonné des mariages avec les filles des chefs de tribu histoire d’affirmer leur place et autorité.
Considérés comme des sous-humains, du bétail juste bon à faire travailler pour piller leurs propres terres, les Seediq endurent sans pour autant se laisser faire, organisant maintes révoltes musclées même si toujours déjouées par les Japonais, mieux armés et soucieux de montrer leur supériorité sans se préoccuper le moins du monde des états d’âme des aborigènes. Pourtant, ils ont une bête noire, Rudo Mouna, chef du village de Masepo, fier et courageux guerrier qui au fil des années a appris les vertus de la patience, attendant son heure pour réclamer vengeance et justice pour son peuple opprimé. Et c’est le 27 octobre 1930 que débute la révolte de Wushe. Une révolte sanglante, sans aucune pitié, où les Seediq prouveront à leurs adversaires leurs qualités de combattants jusqu’au-boutistes, ne reculant devant aucun sacrifice pour retrouver leur honneur bafoué après des décennies d’oppression.
Avec cette BD très fournie et documentée, notamment grâce au récit des survivants qu’il a interrogés, Row-long Chiu nous plonge au cœur d’un peuple méconnu, victime de la barbarie de nations se proclamant civilisées. Cette lecture offre alors deux perspectives : d’un côté, découvrir les Seediq et autres aborigènes des montagnes de Taïwan, leurs coutumes, leur vie, leurs traditions, leur culture. De l’autre, leur combat de résistance face à l’occupant japonais, une histoire hélas maintes fois racontée au fil des siècles partout dans le monde, des amérindiens aux aborigènes australiens, les indiens d’Amazonie, etc. La soif de conquête et de pouvoir n’est l’apanage d’aucune nation et si ici, il s’agit des Japonais, ne reculant d’ailleurs devant aucune méthode, aucune horreur – on appréciera l’hypocrisie très moderne de la « guerre scientifique » – pour s’imposer, l’histoire humaine regorge d’autres exemples où la violence n’avait aucune couleur ni aucune frontière… et encore moins de limite dans la barbarie.
On peut d’ailleurs remarquer que si l’auteur prend plutôt le parti des Seediq, en tant que victimes d’une occupation humiliante, il n’est jamais spécialement complaisant avec les faits de guerre des deux camps, accumulant massacres aveugles, haine fratricide – les Seediq rebelles se retrouvant face à d’autres indigènes ralliés aux Japonais -, et autres faits guerriers allant toujours plus loin dans l’impitoyable et le sanglant.
Si la première partie de la BD nous fait directement côtoyer les Seediq, nous montrant les raisons de leur colère qui monte, leur soif d’une liberté perdue, la deuxième partie, quand débute à proprement parler la révolte de Wushe, prend plutôt l’aspect d’un récit documentaire, avec une voix off expliquant les mouvements tactiques de chaque camp au fil des jours et des morts. Nous invitant à plus de recul, en s’éloignant de l’esprit de revanche bouillonnant des Seediq et du mépris condescendant des Japonais pour mieux voir la globalité d’un conflit plus proche d’une guerre civile que d’une simple baston de village.
On pourrait d’ailleurs s’inquiéter au départ d’avoir autant de voix off pour narrer une guerre, qui plus est sans quasiment aucune onomatopée, très peu nombreuses dans le récit. Pourtant, l’ensemble ne paraît aucunement bavard ou pompeux, l’auteur ayant bien pris la peine de nous présenter les Seediq rebelles en première partie pour mieux nous intégrer au récit, tout en gardant un côté assez objectif pour raconter les faits de guerre, sans avoir besoin de faire dans du sentimentalisme baveux et inutile.
Que ce soit au niveau du trait ou de l’ambiance mise en place, Seediq Bale fait penser aux mangas de Hiroshi Hirata : ces mêmes regards fiers, ces mêmes personnages de guerriers, ce même trait complet et détaillé, expressif… et ce même paradoxe bien décrit, un esprit de combattant qui se veut noble et intègre mais qui n’empêche pas pour autant les alliances foireuses, les mésententes, les trahisons. Hirata parvient ainsi dans ses œuvres à nous décrire les samouraïs de manière très humaine, pas ces demi-dieux sans faille de l’imaginaire collectif, mais des hommes avec leurs qualités et leurs défauts, leurs forces et leurs faiblesses, leur violence et leur mesquinerie, leur noblesse et leur fierté. Je retrouve cette même dualité dans Seediq Bale, montrant les Seediq avec leur courage, leurs idéaux, leur amour de la liberté quel qu’en soit le prix, mais aussi leurs désaccords, leur haine, leur fierté extrême pouvant les pousser à des suicides de masse, leurs contradictions.
C’est avant tout un peuple simplement humain, devant faire face à une force d’occupation au mode de vie très différent (même si on retrouve ce côté « guerriers de l’extrême » chez les Japonais comme par exemple durant la Seconde Guerre mondiale où se rendre était inacceptable)… S’opposent en fait deux peuples qui ne veulent/peuvent pas se comprendre et finissent par ne pouvoir communiquer que dans la violence et les morts.
Il n’y a qu’à voir le sort subi par ces deux Seediq perdus entre les deux cultures : leur intelligence et leur application les ont fait remarquer des occupants, ces derniers leur donnant alors un nouveau nom japonais, les élevant selon leurs règles, leurs coutumes… mais ils restent malgré tout à leurs yeux des sous-Japonais issus d’un peuple primitif et donc jamais réellement intégrés, juste des indigènes plus fidélisés et manipulables que les autres. Deux hommes perdus entre deux camps opposés, ne pouvant prendre aucun parti, déchirés entre leur identité de naissance et leur imprégnation culturelle.
Au delà de la déjà complexe question du traitement des tribus indigènes aussi bien par le passé qu’aujourd’hui – signalons d’ailleurs le soutien de cette BD par l’organisation Survival -, Seediq Bale nous interroge sur l’humain en général. Sur sa manière d’accepter et respecter autrui et tout ce qui l’a construit et le compose, sur la possibilité de vivre ensemble, en voyant au delà des différences de culture ou de traditions, de religions ou de couleurs de peau. Seediq Bale, ce n’est pas que l’histoire d’une révolte d’indigènes courageux face à leurs colonisateurs cupides et méprisants, c’est l’histoire de l’être humain face à ses semblables, face à son repli sur lui-même, sa peur et son rejet de l’autre. Qui osera dire que cette histoire vieille comme le monde n’est plus d’actualité aujourd’hui ?
Côté édition, on est bien loin ici des petits mangas très souples de Delcourt : l’objet est imposant et très beau, solide, une couverture sobre, un papier très blanc un peu glacé qui permet de bien mettre en valeur le dessin très typé et travaillé de l’auteur. On ne nous balance pas sans aide dans l’histoire puisque les premières pages nous présentent le contexte, les personnages, permettant ainsi de déjà faire connaissance avant d’entrer dans le vif du sujet. Puis la postface permet de retrouver des textes de différents intervenants liés au peuple Seediq, et d’en apprendre plus sur le travail de Row-long Chiu. Une belle édition.
Signalons enfin que cette BD a été adaptée en deux films par Teh-sheng Wei. Une sortie DVD semble prévue d’ici quelques mois en France.
Belle chronique, pleine d’enthousiasme, pas comme celle que j’ai faite pour le forum. Manifestement, nous n’avons pas eu le même investissement dans la lecture, ce qui se voit jusque dans le choix des illustrations. Les tiennes prennent clairement parti contre la domination japonaise alors que les mienne, comme mon texte, restent bien plus neutre, étant plus dans une démarche « documentaire » de la révolte de Wushe. Tu représentes la première partie de Seediq Bale, moi, la seconde. La dualité de l’œuvre se retrouve dans nos deux approches 🙂
Le choix des illustrations s’est fait uniquement à l’aide d’Akazoom, parce que je ne voulais pas abîmer le bouquin en le scannant. Donc forcément, ça limite vite le choix, vu qu’il n’y avait que les premières pages de dispo (d’ailleurs, j’ai mis 10 plombes à choisir).
Argh… Mais Morgan, tu aurais pu nous demander des visuels, si tu ne voulais pas scanner ton livre ^^ Merci en tout cas, pour cette présentation bien enthousiaste !!!
Tout à fait, j’aurais pu demander 🙂 Mais j’y réfléchissais justement il y a quelques jours pour une autre chronique où je manquais de visuels, et je me suis dit que je préférais me débrouiller par moi-même pour tout ce qui concernait une chronique (je reconnais que ça peut paraître idiot mais ça me permet de garder une image totalement libre de ma chronique dans ma tête… C’est tiré par les cheveux, je sais :))
Bon, au temps pour ma théorie sur le ressenti à la lecture qui conditionne le choix des illustrations 🙂
Il y a des cas où, effectivement, l’éditeur ne veut pas que l’on choisisse soi-même dans un PDF presse et où on doit demander les planches que l’on souhaite en espérant que ça soit accepté. C’est assez pénible, je comprends que tu préfères tout réaliser par toi même sans avoir à attendre.
Mais sinon, rien ne vaut le PDF pour pouvoir choisir tranquillement la page ou la case aux dimensions souhaitées. J’aime aussi contrôler le choix et le traitement des illustrations. Et puis, ça permet de garder le contact avec les personnes chargées des relations presse. Ceci dit, vu le peu d’articles que je réalise par an, ça ne représente pas une grosse contrainte, à la différence de tes chroniques pour After-Mangaverse.
Ah nan mais, pou « Seediq Bale », tu aurais pu choisir ce que tu veux !!!! L’éditeur VO m’a même dit « pas besoin de validation ». Le choc, pour moi !!! Si c’était un livre japonais d’un gros éditeur, je dis pas mais là… Tu aurais été 100% libre quand même lol